En étudiant pour ce post le Grand débat national de 2019, j’ai été impressionné par la qualité du travail accompli par les organisateurs et les citoyens participants. Ce qui me rend très confiant sur la pertinence de tenter l’expérience des Hautes Autorités Citoyennes que je préconise.
Les chiffres de participation à ce Grand débat sont impressionnants : près de deux millions de contributions en ligne, 10 000 réunions locales, 16 000 communes qui ont ouvert des cahiers de doléances. Des synthèses soigneusement rédigées sont disponibles sur Internet pour mieux comprendre l’état d’esprit de nos concitoyens et apprécier notre intelligence collective.
Le Président de la République avait évoqué une « démocratie délibérative permanente » lors d’un débat avec des élus le 15 janvier 2019. Ce Grand débat national de 2019 a été sans conteste un moment fort pour la démocratie française, en entamant une dynamique de démocratie « débattante », étape préalable à la délibération qui prépare et impacte une décision.
C’est un progrès par rapport à la démocratie participative où, en pratique, les citoyens sont appelés à simplement participer à une réflexion préalable à des décisions qui seront prises par les pouvoirs en place. Ce grand débat a bien préparé l’initiative suivante, la Convention Citoyenne pour le Climat.
1 L’expérience du Grand Débat National (GDN) et ses leçons
Ce débat de deux mois a été rendu possible par trois facteurs : la capacité de réaction et d’initiative du président Macron face aux manifestations des gilets jaune, la mobilisation d’outils de communication inaccessibles aux générations précédentes, et la détermination de citoyens de base d’y participer de manière constructive.
Dès le 15 janvier des cahiers de doléances en mairie et un site Internet sont ouverts. Des Conférences nationales thématiques se déroulent mi-mars, puis des Conférences citoyennes régionales. Les débats au Parlement sur les résultats ont lieu en avril. Les Conférences Citoyennes ont été organisées en ateliers participatifs d’une journée et demie. Des citoyens tirés au sort, aux profils diversifiés, ont dialogué et échangé pour élaborer des propositions collectives argumentées sur les quatre thèmes du GDN : transition écologique, démocratie et citoyenneté, fiscalité et dépenses publiques, organisation de l’Etat et services publics.
Les participants ont été très satisfaits (7,8/10). Ils ont constaté qu’ils pouvaient débattre de sujets sans autre expertise que leurs connaissances, complétées par des informations ponctuelles. Beaucoup étaient heureux de s’exprimer sur des sujets qu’ils n’avaient pas choisis et 20 % ont déclaré avoir changé d’avis.
La lecture des synthèses régionales montre que les participants sont clairs sur leurs attentes de fond : la démocratie, les libertés fondamentales, notamment la liberté d’expression, la protection sociale et la solidarité et des institutions qui assurent un bon fonctionnement du pays. La nécessité de l’action pour la transition écologique est nettement ressortie des débats, malgré un certain constat d’impuissance.
Les Conférences Citoyennes Régionales ont expérimenté à une large échelle la possibilité de créer un espace de débat apaisé, politique et non partisan. Elles ont augmenté la confiance mutuelle entre des citoyens qui ne se connaissaient pas et placé les décideurs face à une expression citoyenne directe, collective, des attentes de changements, des incompréhensions et de leur consensus sur ce qui fonctionne bien.
2 La Convention Citoyenne pour le Climat (CCC)
Le dispositif est annoncé par le président dès avril 2019, après le GDN. Cette proposition avait été faite par le collectif des Gilets citoyens. Cette assemblée, constituée en octobre 2019 par le CESE, regroupe 150 citoyens tirés au sort. Elle doit « définir les mesures structurantes pour parvenir, dans un esprit de justice sociale, à réduire les émissions de gaz à effet de serre (GES) d’au moins 40 % d’ici 2030 par rapport à 1990 ».
Les participants auditionnent 140 experts (climatologues, économistes, associations, acteurs économiques et sociaux), un collège des garants contrôle la transparence des débats. Une plateforme de contribution est accessible en ligne sur le site de la CCC.
Les participants se répartissent en cinq groupes thématiques : consommer, produire et travailler, se déplacer, se loger et se nourrir, reprenant toutes les activités qui produisent des GES. Durant la septième session, fin juin 2020, les participants votent en faveur de 149 propositions pour lutter contre le réchauffement climatique. Le président en retient 146 pour en débattre au Parlement lors de réunions avec des membres de la CCC.
Plusieurs décisions règlementaires issues de la Convention sont prises par le Conseil de défense écologique dès le 27 juillet 2020. Le gouvernement présente le 3 septembre 2020 son Plan de relance économique 2020-2022 (post Covid-19) qui dote de 30 milliards d’euros l’écologie et la transition énergétique. La loi Climat et résilience, est promulguée le 22 août 2021. En avril 2021, le gouvernement indique que sur les 146 mesures de la Convention, 75 ont été mises en œuvre par différents leviers, et 71 sont en cours de mise en œuvre.
Le Haut Conseil pour le climat a jugé insuffisantes les réponses apportées par le gouvernement au problème des GES, mais reconnait que la CCC a contribué à médiatiser largement les débats sur le climat et à relayer le travail des organisations et des associations. Il considère la Convention comme « une superbe expérience humaine et démocratique, une démonstration au grand public des vertus de l’intelligence collective ».
Les participants disent : « Nous avons vécu une expérience humaine inédite et intense et pris conscience de la nécessité d’un changement profond de l’organisation de notre société et de nos façons de vivre. Nous avons appris à être plus attentifs et tolérants aux avis de chacun. Nous devons être tous solidaires face à l’urgence climatique : citoyens, pouvoirs publics, acteurs économiques, ONG, en faisant de la justice sociale un des moteurs de la réflexion pour laisser à nos enfants et petits-enfants une planète viable ».
Certains ont été déçus que la modification de la Constitution proposée par la CCC ait été bloquée par les divergences entre le Sénat et l’AN. « Votre vote met un terme au processus de révision constitutionnelle qui était indispensable à notre pays », a déploré le premier ministre le 6 juillet.
3 Vers une refondation de la démocratie traditionnelle : la démocratie délibérative
N’en déplaise aux grincheux et aux jusqu’au-boutistes, la détermination du président français a permis à notre nation de vivre à une échelle inédite des expériences concluantes avec des citoyens tirés au sort, bénéfiques à la fois aux participants et à l’amélioration des décisions publiques. Elles ouvrent des perspectives d’avenir pour transcender une démocratie représentative usée : le peuple se libère progressivement de l’emprise des « représentants » et réaffirme sa souveraineté.
La première expérience, le GDN, a permis de constater qu’en donnant les moyens aux citoyens de s’exprimer (réponses aux questionnaires et cahiers de doléance) et de se concerter (conférences citoyennes), l’opinion publique peut mieux se connaître elle-même au-delà des sondages. Des débats peuvent l’éclairer, pour leurs participants comme pour le grand public qui consulte les résultats.
La deuxième expérience, le CCC, aura permis d’aboutir à de nombreuses décisions accélérant le processus de transition écologique dont l’urgence a enfin été prise en compte de manière réelle et sérieuse. Si nous avions laissé les « gouvernants » seuls à la barre du processus décisionnel, une grande partie de ces mesures n’aurait été ni inventées, ni décidées.
La refondation de la démocratie traditionnelle, représentative ou directe, est largement débattue depuis plusieurs décennies par les sociologues et politologues qui nous parlent d’une évolution vers une démocratie délibérative, à la suite des travaux des grands précurseurs Rawls et Habermas déjà évoqués dans ce blog. James Bohman a contribué aux réflexions dans « Une approche systémique de la démocratie délibérative » ainsi que Alban Bouvier, dans son article : « Démocratie délibérative, démocratie débattante, démocratie participative » (https://journals.openedition.org/ress/82).
Prenons l’exemple du référendum de 1995 sur le traité de Maastricht que les pouvoirs politiques voyaient comme une simple formalité pour accroître la légitimité d’une décision déjà prise. Tous les grands partis de gouvernement, UMP, PS et UDF avaient appuyé ce texte, mais à leur grande surprise, un débat vif et passionné va s’engager lors de la campagne électorale et fera basculer l’opinion qui vote non à 54,67% des suffrages exprimés avec un taux de participation de 69,37%. Le président Chirac reste mais remplace le premier ministre.
Le peuple a pris une décision claire au terme d’une vraie délibération. Que cette décision populaire ait été la bonne est contesté, l’Europe a continué à avancer, mais la pratique démocratique y a gagné. La constitution européenne proposée n’avait de légitimité que formelle mais pas populaire ni délibérative, et Bohman interprète les votes négatifs des français et des néerlandais comme la sanction de ce double manque de légitimité.
Le sociologue Jon Elster, qui a écrit sur « L’impératif délibératif » dans la revue Politix, affirme l’importance du processus de vote dans les trois phases de la décision : argumenter, négocier et voter. Dans « Deliberative democracy », Bohman questionne le pouvoir d’initiative législative au niveau européen et fait référence à la conception de la liberté chez Hannah Arendt : « ce qui distingue l’esclave (ou le dominé) de l’homme libre, c’est que seul le second a un pouvoir d’initiative ». Le pouvoir d’initiative, celui de l’auto saisine, est une des caractéristiques des Hautes Autorités Citoyennes proposées ici.
Selon la fondation Jean Jaurès : « Les chercheurs sur la démocratie délibérative et la démocratie participative y voient un troisième âge du gouvernement représentatif, succédant à la république parlementaire et à la démocratie des partis, favorisant une prise de décision et un consentement plus éclairés et s’opposant à la montée en puissance d’une démocratie d’opinion purement médiatique. L’Assemblée citoyenne tirée au sort parmi les citoyens de Colombie britannique, au Canada fut chargée en 2004 d’élaborer la proposition de réforme du mode de scrutin soumise ensuite à référendum. Pour retisser le lien entre les citoyens et les institutions, il faut compléter notre démocratie représentative par plus de démocratie participative et délibérative. Grand débat, conventions, assemblées citoyennes, commissions ou comités mettent en pratique une philosophie politique développée par Jürgen Habermas ».
4 Les Hautes Autorités Citoyennes à créer, une innovation politique
L’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) a recensé de par le monde 574 exemples de dispositifs délibératifs très variés, des expériences plus ou moins innovantes pour dépasser les pratiques politiques traditionnelles.
Fishkin avait évoqué en 1991 la piste de recourir à des mini-assemblées constituées d’individus choisis au hasard de façon à être sociologiquement représentatifs pour accroître les chances que les citoyens se reconnaissent dans les propositions faites ; ces mini-assemblées ne voteraient pas des réformes mais en proposeraient, celles-ci étant votées ensuite par tous. Il s’agirait de ce que James Bohman appelle une « délibération indirecte ».
Les Belges ont été les premiers dans le monde à institutionnaliser la délibération, avec des citoyens tirés au sort au sein de leur Parlement. Une « suggestion citoyenne » signée par 1 000 Bruxellois en âge de voter suffit à convoquer une commission délibérative. Composée de citoyens et de parlementaires tirés au sort (un quart d’élus et trois quarts de citoyens), elle se réunit pour étudier une thématique précise et formule des recommandations transmises au Parlement. Ce système institutionnalise une pratique politique encadrée et organisée pour faire cohabiter démocratie représentative et délibération, élection et expertise citoyenne.
Dans l’organisation politique française, il y a quelques petites institutions délibératives comme la Haute autorité de santé (HAS) pilotée par un collège de 7 membres, et la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP) de 13 membres. Il y a aussi des commissions comme la CNIL avec 18 membres, la Commission nationale du débat public (CNDP) dont les 22 membres veillent au respect du droit à l’information et à la participation du public dans l’élaboration des projets et des politiques publiques ayant un impact sur l’environnement, mais sans pouvoir se prononcer sur le fond des projets qui lui sont soumis.
Toutes ces institutions sont cooptées par les pouvoirs en place, élus politiques ou membres des grands corps d’Etat. Même si elles rendent des services d’intérêt général, elles sont dans le moule mental du pouvoir institutionnel, choisissent rarement les sujets qu’elles traitent et ne suivent guère la mise en œuvre de leurs conseils qui ne sont pas des décisions.
En 2019 a été créé le Centre interministériel de la participation citoyenne (CIPC) avec 80 consultants, qui « accompagne les services de l’État souhaitant associer les citoyens à l’élaboration des politiques publiques dans un cadre de participation sincère, transparent et rigoureux ». Ce cadre mental reste limité à la logique de la démocratie participative.
Les Hautes Autorités Citoyennes (HAC) que je propose ont plusieurs caractéristiques qui, prises ensemble, en font une innovation politique en France. Elles peuvent devenir une étape importante dans le développement d’une démocratie délibérative et le renforcement de notre intelligence collective :
- Elles restent à dimension humaine, 27 personnes, une taille qui limite le risque des jeux de pouvoirs internes, préserve l’égalité d’influence entre les membres et permet d’aboutir à des consensus solides
- Elles ne sont composées que de citoyens qui n’imposent aucune décision
- Elles sont libres et souveraines d’elle-même, décidant de leur agenda, de leurs modalités de fonctionnement, de leur communication avec la nation et les pouvoirs politiques
- Elles sont au service de la nation et n’ont de compte à rendre qu’à l’opinion publique qu’elles éclairent par leurs travaux. L’opinion publique déterminera leur influence dans les grandes décisions politiques
- Elles sont assemblées par tiers de provenances complémentaires, un tiers élu directement par les citoyens, un tiers tiré au sort parmi eux, et un tiers coopté par les précédents pour les assister dans leurs travaux
- Par l’intervention d’une élection dans la composition de leurs membres, elles sont aussi légitimes que les gouvernants élus, président et parlementaires, mais pas pour représenter ou gouverner : leur mandat est d’éclairer l’opinion publique. Le processus électif leur donne une bonne visibilité.
La première HACRI (Haute Autorité Citoyenne pour les Réformes Institutionnelles) pourrait être composée en sélectionnant ses 18 premiers membres par tirage au sort. Ils s’adjoindraient neuf autres membres, choisi de préférence pour leurs vertus et leurs talents (DDH de 1789 article 6). Ils prépareraient la future élection de 9 membres simultanément à l’élection présidentielle, donc pour un mandat de 5 ans. Après un tirage au sort de 9 autres membres, tous recomposeront en 2027 une nouvelle HACRI de 27 membres.
Parmi les missions de cette première HAC, il y aurait la mise en débat public et la publication de ses délibérations et propositions pour définir les autres HAC jugées nécessaires. On peut imaginer une dizaine de HAC au total, les autres étant consacrées par exemple à la liberté citoyenne, à l’équité sociale, à la solidarité collective, à l’environnement (y compris les pollutions sonores), à l’alimentation, à la santé, au logement, aux transports…
Ces assemblées de taille modeste, sans enjeu de pouvoir, composées de citoyens qui doivent apprendre à se découvrir et à travailler ensemble seront une opportunité de dynamisation de l’intelligence collective mise au service du bien public. Le sujet des différentes formes d’intelligence sera abordé dans le prochain post.