1 Des itinéraires spirituels différents pointant vers l’Inde
AB : Nitaï, pouvez-vous évoquer d’abord votre itinéraire spirituel ?
Nitaï : Lors d’un voyage en Inde en 1977, j’étais un touriste faisant un tour du monde en auto-stop. Je suis arrivé dans le sacrosaint lieu du vishnouisme, Vrindavan, lieu reconnu des divertissements terrestres de Krishna il y a environ 5000 ans. L’invisible guidant mes pas, je me suis retrouvé dans le temple fondé par le Swami Prabhupada, à Raman Reti, pour ses milliers de disciples occidentaux. Plus étonnant encore je m’y suis recueilli quelques instants sur son samadhi où son corps venait d’être enterré quelques jours plus tôt. Je ne connaissais pas le Swami, encore moins son mouvement, mais lui m’a certainement observé de sa position transcendante. Car un an plus tard au Canada, j’ai eu sous les yeux la Bhagavad Gita qu’il avait traduite du sanskrit en anglais, « Bhagavad Gita as it is ». La lecture de ce joyau sans pareil a transformé mon existence. J’ai alors décidé d’entreprendre le voyage intérieur et de mettre en parenthèses le voyage externe qui était alors ma seule raison d’être.
Antoine : Ainsi, comme pour Benoît (post 92), votre guide spirituel a été pour vous un dissipateur de ténèbres et un accélérateur d’évolution ?
Nitaï : La rencontre avec un maître spirituel authentique n’est jamais le fruit du hasard et n’a rien de matériel. La Garga Samhita (2,1,2) nous dit : « Je suis né dans les plus profondes ténèbres de l’ignorance, mais du flambeau lumineux de la connaissance spirituelle mon maître spirituel m’a ouvert les yeux. Je lui rends mon hommage respectueux« .
Antoine : Lors de mes voyages, j’ai eu souvent des contacts avec ses fidèles de votre guide. Ils avaient des restaurants végétariens accueillants. Je les voyais parfois égayer les rues en chantant en tenues traditionnelles. Cette visibilité a entraîné, en France en particulier où sévit la laïcité d’obscurantisme (post 55), des réactions négatives injustifiées et des accusations de dérive sectaire. Or la vie de ce swami décédé en 1977 ne montre rien de répréhensible, au contraire, un dévouement à sa tâche de faire connaître les grands textes de l’Inde avec beaucoup de succès, en particulier aux USA.
AB : Jean Christophe, je crois que vous avez découvert assez jeune la spiritualité indienne ?
JCP :
AB : Marc, vous êtes agrégé de philosophie, c’est beaucoup plus difficile que d’entrer à Polytechnique dans les derniers comme moi. Pour faire plaisir à mon père, j’ai suivi une filière scientifique, des études qui ne m’intéressaient pas, j’aurais voulu être médecin. J’ai fait le minimum syndical pour ne pas être complètement décroché du peloton dense des bons élèves. Mais l’agrégation de philosophie atteste de plusieurs qualités : une pensée claire et alerte, une capacité de synthèse pour digérer une masse considérable d’écrits, une expression écrite fluide, et une grande capacité de travail.
MB :
Antoine : Comment avez-vous décidé de vous spécialiser sur la philosophie indienne ?
MB :
2 Des convictions solidement ancrées
Antoine : Vous êtes restés fidèles à l’enseignement de votre premier swami ?
Nitaï : On n’apprécie pas un fruit doux et juteux seulement en le regardant, en le photographiant ou en le peignant, c’est en le goûtant qu’on pourra vraiment expérimenter toute sa saveur. Swami Prabhupada a partagé dans le monde entier avec qui en voulait le fruit mûr de l’arbre à souhait de la littérature védique. Ce fruit est maintenant disponible dans plus de 80 langues à travers le monde, en tout autant de volumes écrits, qu’il s’agisse de la Bhagavad Gita, du Srimad Bhagavatam, du Sri Caitanya Caritamrta, du Bhakti Rasamrita Sindhu ou autres monuments théistes très anciens mis à notre portée par les brillants commentaires du Swami.
Antoine : Il s’agit donc pour vous d’écrits théistes, c’est un point très important. La foi et la raison peuvent se compléter harmonieusement. Jean Christophe, vous êtes pasteur chrétien, docteur en théologie, sanskritiste, enseignez en Inde et avez publié plusieurs ouvrages. Vous êtes très engagé dans le dialogue religieux. Pouvez-vous partager ici vos convictions sur les Ecritures indiennes ?
JCP : J’ai un doctorat en Sciences Religieuses et non en théologie. La différence entre les deux disciplines est l’ouverture vers les autres religions. A cet égard, je considère que les Ecrits spirituels de l’Inde sont les plus anciens textes religieux de l’humanité. Le Rig Veda a été composé tardivement, vers 1000 ou 1500 avant JC, mais la tradition orale remonte bien au-delà. Dans le dialogue interreligieux, la spiritualité de l’Inde est précieuse, car elle pratique une méthode inclusive, à savoir qu’elle accueille les autres religions et les estime.
Antoine : Personnellement, à tort ou à raisons je date les Gathas de Zarathoustra du troisième millénaire avant JC, donc bien avant le Rig Veda. Le vieil avestique est très proche du sanscrit ancien. Vous avez récemment publié un livre très documenté qui recense les principaux commentaires aux Brahma sutras et montre l’incohérence logique des démonstrations de Adi Sankara, philosophe très respecté en Inde. Pour moi, sa pensée était conditionnée par la volonté de resserrer les rangs autour du brahmanisme orthodoxe avec sa logique de castes et de combattre le jaïnisme et le bouddhisme perçus comme des dangers pour la domination des brahmanes.
JCP : Adi Shankara Acarya est l’une des figures spirituelles les plus brillantes et les plus importantes de l’Inde. Il a définitivement marqué la pensée religieuse et métaphysique et est, encore aujourd’hui, suivi et respecté par les brahmanes hindous et par les universitaires occidentaux. L’argumentation dans mon livre ne porte pas sur ses efforts à réconcilier les brahmanes entre eux et à réintroduire la validité des Védas, mais sur son interprétation des Brahma-sutras.
En premier lieu, Adi Shankara n’est pas le seul à avoir commenté les Brahma-sutras. Son commentaire est considéré par les Indianistes comme étant le meilleur, voire le seul, mais c’est faux. Plusieurs universitaires qui ont travaillé sur le sujet du Védanta – comme Georges Thibaut ou Olivier Lacombe – ont déjà souligné que le commentaire de Shankara sur certains sutras était forcé et peu naturel. Ils ont tous soulignés la justesse de vue de Ramanuja. En comparant les commentaires de Shankara, Ramanuja, Nimbarka, Madhva, je ne fais que dire la même chose, à savoir que l’honorable Shankara parfois se contredit. En outre, il postule l’idée qu’il y a deux Brahman décrit dans les Upanishads – l’un inférieur, pour le commun des mortels et qui s’apparente au Dieu des religions monothéistes ; l’autre supérieur, transcendant, ineffable, non-qualifié. Mais les Upanishads (et la Bhagavad-gita), bien qu’elles évoquent tour à tour un Brahman muni des qualités d’une Personne suprême et d’un Absolu indifférencié, n’établissent pas de distinction entre un Brahman inférieur et un Brahman supérieur. Cette idée provient du bouddhisme mahayana.
Antoine : Effectivement. Alors que Bouddha avait toute sa vie soigneusement évité les débats intellectuels ne « tendant pas à édification », les bouddhistes ultérieurs n’ont pas eu cette sagesse. Mais l’enseignement du Bouddha ne peut-être compris en faisant abstraction du contexte indien dans lequel il a été diffusé. Marc, quelles sont vos convictions actuelles sur ce qu’il est convenu d’appeler l’hindouisme et le bouddhisme ?
MB :
3 Les philosophes de l’Inde
Antoine : Les messagers inspirés par une source extérieure à l’homme, divine ou angélique, ne choisissent pas si et quand elle vient. C’est très net dans le cas des prophètes sémitiques. Mais chacun peut choisir librement un guide spirituel et s’engager dans une discipline de vie exigeante. Ses fruits sont imprévisibles mais produisent dans notre âme une grande satisfaction intérieure.
Je considère Jésus et Bouddha comme des guides universels vers la sagesse. Le renonçant de la vallée du Gange s’est illustré par son enseignement, sa force morale, son intelligence théorique et pratique. Il a soudé autour de lui une communauté de samanas, le premier sanga. Mais la méditation consciente existait bien avant lui avec les rishis et ailleurs dans le monde. Socrate était connu pour s’immobiliser longtemps en station debout et méditer. Plus tard les mystiques chrétiens évoquent les oraisons qui les emportent et les soufis témoignent d’expériences lumineuses. C’est une caractéristique universelle et spécifique à l’homo sapiens, la capacité d’accéder au sublime.
Antoine : Marc, vous avez publié un livre remarquable sur la philosophie hindoue, concentré sur les débats du premier millénaire après J.-C. Mais l’amour de la sagesse, la philosophie au sens étymologique, apparaît bien avant l’invention de l’écriture et Socrate enseignait par dialogues oraux. Ce sont ses disciples Platon et Aristote qui ont écrit. Peut-on dire que la tradition orale développée initialement par les dravidiens est le socle sur lequel s’est fondée la philosophie indienne ?
MB : En Europe, l’existence des écoles philosophiques dépend d’un fondateur et d’un texte fondateur ; Platon fonde l’Académie en écrivant ses dialogues, Aristote établit le Lycée sur ses cours et les textes qui les résument et, plus généralement, un philosophe pose les bases de l’école qui le représente. C’est le contraire en Inde : des courants philosophiques existent pendant plusieurs siècles (à partir du IVe siècle av. J. C.) avant l’établissement des écoles correspondantes. Des courants de Samkhya sont perceptibles dans l’épopée du Mahabharata (IIIe siècle av. J. C.) bien avant qu’apparaisse le texte fondateur, Samkhyakarika, au Ve siècle. Mais il n’y a pas rupture entre le courant et l’école. C’est dire que la tradition orale, dynamisée par les débats entre philosophes, se prolonge avec les sutras des écoles.
Antoine : Dans le monde musulman, les différentes écoles qui ont émergé après la mort du prophète se disent écoles juridiques liées à un penseur fondateur, mais elles philosophent sur le texte du Coran. La philosophie indienne est donc très différente. Il est logique de penser que la dynamique de riches débats oraux existait déjà à l’époque dravidienne. Que pensez-vous de l’enseignement original de Bouddha ?
MB : Les paroles attribuées au Bouddha par ses disciples correspondent-elles à l’enseignement du maître ? Nul ne le sait. Ses sermons semblent retravaillés pour donner de lui l’image d’un sage parfait, pacifique, indifférent aux spéculations métaphysiques, sûr de son message universel. Mais j’observe aussi que dans son débat avec les brahmanes il fait preuve de mauvaise foi. Par exemple, quand il aborde la question de l’atman, dont l’existence est affirmée par les Upanishad, il confond le mot avec ahamkara, qui signifie le moi. De sorte qu’en niant l’existence d’un atman individuel ou cosmique, il s’en prend en réalité au moi, alors que les brahmanes distinguent clairement atman et ahamkara. Dit autrement, il fait d’atman une substance permanente, semblable au moi, au lieu que les Upanishad disent bien qu’on ne peut pas dire de lui qu’il est permanent comme une chose ni comme une réalité perceptible ; en fait, il n’a aucun des attributs que le langage invente pour qualifier le monde des choses (neti neti).
Antoine : Que ses disciples aient construit autour de Bouddha une légende dorée et qu’ils aient filtré ses enseignements ne fait aucun doute. Si on tente de reconstituer sa vie réelle, il était fils de raja, éduqué pour prendre la relève, donc dans les arts de la guerre de la caste kshatriya et de l’administration. Son éducation de jeunesse dans les textes sacrés et même le sanscrit était probablement limitée. Mais son intelligence et sa soif de vérité étaient hors norme, et il quitte sa vie dorée à 29 ans. Il suivra provisoirement quelques renonçants brahmanes qui connaissaient bien la sruti. Il apprendra d’eux surtout la maîtrise du souffle et la pratique de la méditation avant de poursuivre avec une détermination exceptionnelle un chemin d’ascétisme excessif dont il finira par comprendre la vanité. Selon votre définition d’une école philosophique, le sanga bouddhiste du vivant de Bouddha n’en est pas une.
MB :
Antoine : Bouddha refusait de s’engager dans des débats intellectuels sauf pour réfuter les raisonnements qui bloquaient ses interlocuteurs dans la voie de la libération de la souffrance. Les « bouddhistes » des générations suivantes n’ont pas toujours eu cette sagesse. A tort ou à raison, je pense qu’il y a eu deux dérives majeures dans les écoles bouddhistes tardives. La première est leur gêne face à l’affirmation du Bouddha : « Il existe un Non Né, Non Créé, Non Devenu, Non Composé ». La seconde est l’intégration de la théorie de la réincarnation par rétribution karmique. Or, en niant l’atman permanent, Bouddha avait déconstruit la base de pouvoir social des castes supérieures. Ce qui lui a valu l’opposition radicale des brahmanes, en particulier Adi Sankara. Qu’en pensez-vous ?
MB : Quand le Bouddha indique l’existence d’une réalité qui transcende naissance, conditionnement, devenir, mort, il n’affirme rien en réalité, il fait signe vers, comme un doigt pointé vers la lune. Nagarjuna reprend à son compte cette voie apophatique, en particulier pour montrer que le nirvana se situe au-delà des couples de contraires, au-delà des qualifiants ordinaires, ce qui ne l’empêche pas d’enseigner qu’une réalité qualifiée par les mots du langage ordinaire existe aussi, mais sur un plan inférieur. Sankara au VIIIe siècle emprunte, semble-t-il, à Nagarjuna l’idée d’une double vérité, vérité transcendante et vérité de sens commun, pour parler de l’atman supérieur et de l’atman inférieur. Si je dis, par exemple, que « l’atman désire », cela ne concerne que le niveau inférieur, car l’absolu atman ne désire pas. Si le bouddhisme accepte l’idée de la rétribution des actes (karman), il le fait pour plusieurs raisons que je ne peux pas développer ici, faute de place.
Antoine : N’hésitez pas à développer votre pensée
MB :
4 Les guides spirituels de l’Inde
Antoine : Votre intervention au sommet du Vedanta avait développé l’argumentation de Ramanuja pour réfuter les thèses de Adi Sankara, deux renonçants déjà brièvement évoqués dans ce blog. J’avoue ma préférence très nette pour les positions de Ramanuja et son focus sur la dévotion. Dans l’Inde moderne, voyez-vous des développements philosophiques notables, en particulier parmi les guides spirituels indiens ?
MB : Il me semble que les guides spirituels du XXIe siècle n’insistent pas assez sur la critique radicale de l’idée d’illusion cosmique, présente dans le commentaire de Ramanuja. Le monde des vivants, des choses dont parle Ramanuja n’est pas illusoire, contrairement à l’enseignement de Sankara ; de la même façon, la misère existentielle (duhkha) ne peut pas être une illusion, elle est réelle, autant que le monde perçu. Une grande confusion règne chaque fois que l’illusion est évoquée car les personnes qui le font ne voient pas toujours que bhakti et illusion ne vont pas ensemble : si Krishna sauve les humains de la souffrance, de la haine etc., il les délivre d’expériences négatives réelles. En fait, seule la connaissance peut délivrer d’une illusion, mais la connaissance ne suffit pas, selon Ramanuja, à détruire la misère ; seule la dévotion libère du réel. On ne peut pas dire à la fois que le monde est illusoire et que la dévotion est nécessaire pour s’en délivrer.
Antoine : Certes. Nous sommes inspirés par la vie et l’enseignement de nobles guides comme Ramakrishna, Vivekananda et Ram Chandra dont la constance dans les pratiques méditatives ne fait aucun doute. Aurobindo est un penseur intéressant, mais je constate que son intuition de travailler à vaincre la mort au niveau du « mental des cellules » était une impasse et son ashram d’Auroville a décliné. Il a été peu écouté par les indiens eux-mêmes.
Nitaï : Vaincre la mort au niveau du « mental des cellules » est impossible, vaincre le mental est impossible. Le problème est que de nombreux philosophes, non conscients de la différence qu’il y a entre conscience, âme et mental, voudraient par leurs propres efforts, ou par leur intelligence limitée appréhender l’Absolu. Dans la Gita, Arjuna nous montre l’attitude appropriée qui seule permet d’appréhender l’Absolu, il approche Krishna avec humilité, se pose en disciple prêt à recevoir de Lui le savoir spirituel qui lui permet de comprendre quel est son devoir.
JCP : De Ramakrishna, j’ai lu la présentation de Romain Rolland quand j’avais 15 ans, et j’ai été frappé par le fait que l’on pouvait respecter tous les cultes qui ont cours dans l’Inde et ailleurs. Son disciple, Vivekananda, avec son fameux discours au Parlement du Monde des Religions à Chicago en 1893, s’inscrit dans la même veine, à savoir le respect inconditionnel de toutes les religions. J’ai toujours trouvé le christianisme agressif et intransigeant vis-à-vis des autres traditions religieuses. L’Inde est beaucoup plus tolérante à cet égard. Quant à Aurobindo, j’ai beaucoup apprécié son interprétation spiritualiste du Rig Veda qui venait défaire l’interprétation naturaliste et pseudo-historisante des sanskritistes occidentaux comme Max Müller en Allemagne ou Abel Bergaigne en France.
Antoine : Pour un chercheur spirituel manquant d’expérience, le risque est indéniablement de suivre un guru aux intentions douteuses. La Fédération védique de France n’accueille en son sein que de nobles guides spirituels dont l’enseignement et les pratiques sont respectables. Elle offre une protection salutaire pour le public français. Les accusations injustes de dérives sectaires doivent cesser. Elles prouvent le sectarisme des accusateurs, aveuglés par leurs convictions matérialistes ou conditionnés par leurs traditions religieuses. Un effort de communication pourra balayer les obstacles à l’aide que peuvent apporter les pratiquants des méditations védiques aux français en recherche de sens pour leur vie.
Nitaï : Un chercheur spirituel sincère trouvera un jour le guide spirituel authentique qui l’aidera à surmonter les problèmes de l’existence. Mais de nombreux chercheurs veulent des guides qui les arrangent et disent oui à toutes leurs fantaisies. Donc avant de trouver un guide, il faut bien savoir ce que l’on recherche. A moins de savoir au préalable ce qu’est l’or pur, il serait insensé de partir en Amazonie à la recherche d’or pour faire fortune. Les textes sacrés sont là pour nous présenter les critères de la pureté, de ce qu’est un guide authentique, et nous éviter les écueils. La Fédération Védique, comme son nom l’indique, a été fondée pour rassembler les spiritualistes qui se réfèrent aux Védas sur le sol français. Tous ses membres sont très actifs et donc très occupés au sein de leur propre voie, mais nous œuvrons dans le temps qu’il nous reste à rendre plus visible pour le public français la sagesse védique qui peut certainement apporter un baume cicatrisant aux nombreuses blessures de l’âme dans les périodes troubles que nous traversons.
JCP : Il y a des vrais maîtres spirituels – ceux qui ont atteint l’illumination et qui demeurent humbles et calmes – et les faux gurus qui exploitent leurs disciples. Heureusement cette deuxième catégorie est minoritaire, bien que ce soit ce genre d’imposteurs qui défraient la chronique. Entre ces deux catégories – entre le meilleur et le pire – il y a de nombreux maîtres qui, à défaut d’être pleinement réalisés spirituellement, sont d’authentiques guides spirituels.
MB : Au début de ma carrière de chercheur, j’étais en quête d’un maître, que je n’ai jamais rencontré. J’ai ensuite compris que le maître est un idéal de l’imagination, grâce auquel il est possible de progresser dans sa voie.
Antoine : J’ai noté avec intérêt que vous parlez de guides spirituels au pluriel, sans cet exclusivisme qui caractérise certaines convictions de foi qui risquent de subir l’emprise d’un homme mal intentionné. J’espère que nous contribuons ici à vaincre les préjugés et la désinformation qui handicapent notre travail pour apporter des réponses à la crise spirituelle de la jeunesse française. Elle sera toujours libre de venir écouter, expérimenter, puis repartir.
5 Ame et atman
Antoine : Le sujet de l’âme, de la distinction entre esprit et âme est un thème majeur de la réflexion philosophique et de la pratique spirituelle. Ce blog l’a évoqué en particulier dans le post 86. Nous butons sur la diversité linguistique. Les langues européennes ont une base commune qui permet de distinguer spirit and soul, Geist und Seele… Mais elle n’existe pas dans les langues sémitiques. En sanscrit, le mot atman n’a pas exactement le sens donné habituellement à âme ?
JCP : Les chrétiens parlent d’une entité composée d’un corps (soma), d’une âme (psyché) et d’un esprit (pneuma). Pour eux, l’anima n’est pas l’âtman, mais le mental (manas). Il y a confusion entre l’âme et l’esprit. La Kabbale, partant du verset 7 du deuxième chapitre de la Genèse, parle de cinq niveaux de l’être : nefesh, roua’h, neshama, haya et Ye’hida. Le bouddhisme rejette la notion de l’âtman. Shankara dit que l’âtman, dans l’état libéré (mukti) se fusionne dans le Brahman. Le Védanta théiste insiste pour dire que dans la libération (mukti), au-delà des cycles d’incarnations dans le samsara, l’âme (âtman) est dotée d’une individualité : Dieu est la Personne Suprême (purushottama) et l’âme est une personne remplie d’amour pour cet Être.
MB : Il faut que l’atman individuel existe réellement pour recevoir la grâce du Dieu suprême, selon Ramanuja ; la bhakti est une relation personnelle, vivante, réelle entre deux réalités, celle du dieu et celle du dévot. Mais la libération ne fait pas disparaître l’atman individuel, comme le voudrait Sankara.
Antoine : le concept de prana évoque plutôt l’énergie ou le souffle et pourrait être rapproché de l’hébreu ru’ah ou du grec pneuma, souvent traduits par âme ?
JCP : Dans la Kabbale, nefesh est le siège des fonctions physiologiques (respiration, circulation, digestion, etc.) ; le ru’ah (« souffle de Dieu ») est le siège des sentiments (amour, haine, joie, colère, envie) ; neshamah est le siège de la raison ; le haya est l’âme spirituelle reliant l’esprit humain à la vie universelle ; le yehida permet à l’esprit humain d’atteindre l’essence divine : l’Aïn-Sof inaccessible aux cinq sens physiques et à l’entendement humain. En sanskrit le mot jiva dérive de la racine jiv qui signifie « vivre, respirer, vivifier ». Le jivâtman est littérairement « une âme vivante » : dans le monde de la matière pour le Védanta ou un être pleinement libéré pour les Jaïns. Le prâna est associé au corps physique ; il assume le lien entre le corps et l’esprit, mais il n’existe plus dans l’état de la pleine libération. Pour le Védanta, le concept de jivan-mukta sert à désigner une « entité libérée dans son corps », c’est-à-dire que l’âme est toujours incarnée mais qu’elle n’est plus affectée par les limites et les vicissitudes du corps physique ; elle est pleinement éveillée.
MB : Il est préférable d’abandonner le concept d’âme pour parler de l’atman. Psuchè, en grec, traduit par « âme », renvoie à la subjectivité, à l’idée d’un être qui pense, au sens large du terme ; mais atman est le pronom réfléchi « soi » qui s’utilise à toutes les personnes et que l’on peut souvent traduire avec le réfléchi « se ». Par exemple, atmanam pasyati se traduit « Il se voit » au lieu de dire « Il voit l’atman ». Dans les écoles de Samkhya et de Yoga, atman fusionne avec purusa pour désigner le principe de conscience. Le « libéré vivant » (jivanmukta) est accepté par le Vedanta, le Samkhya et le Yoga pour désigner l’ascète qui s’est libéré des liens des actes, qui ne se laisse plus affecter (klesa) par les facteurs négatifs, par l’ignorance et les passions. Il vit dans son dernier corps.
Antoine : Ramana Maharishi (post 11) interrogeait sur le Soi. Dans l’inspiration de Sri Tathata, le concept d’âme est utilisé dans une perspective dynamique et non dans cette idée à mon avis inappropriée qu’elle serait un attribut permanent qui s’incarne de corps en corps. Elle parle de la divinisation du corps que je rapproche de la perspective de la Résurrection annoncée par les prophètes y compris Zarathoustra.
JCP : Je suis d’accord que le terme âtman ne désigne pas une chose figée. En revanche, c’est bien l’âtman qui se réincarne de corps en corps. Cependant, quand elle est plongée dans l’avidya ou « l’ignorance métaphysique » (comme le dit Michel Hulin), l’âtman est endormie et ne sait pas ce qui se passe. Elle n’est donc pas manifestée, ou « réalisée ». Cette conception de l’âme chue dans la matière se retrouve dans plusieurs écrits de Platon et chez les néoplatoniciens.
Concernant l’âme sœur (daênâ) qui attend l’âme du défunt, après la traversée du pont Cinvat, cette idée se retrouve dans le Védanta théiste de Ramanuja, Nimbarka, Madhva, etc. où l’âtman revêt à la libération (mukti) un corps spirituel (siddha deha) afin de servir la Divinité.
MB : Pour Sankara, seul l’atman inférieur (jivatman ou l’atman affecté par la vie) peut être dit transmigrer d’un corps vers un autre ; l’atman absolu (paramatman) ne transmigre pas puisqu’il n’est affecté par aucune propriété de la vie mondaine.
Antoine : Pour guider ma réflexion, je fais des recherches intertextuelles portent sur la cohérence entre les textes sacrés. L’imam Oubrou enseigne que ce qui distingue l’homme de l’ange est que l’homme est perfectible et que le Dessein du Créateur est qu’il Le rejoigne au Jour de la Résurrection. C’est la promesse de salut affirmée dans la Parole de 1974-1977. Toute l’humanité doit se placer dans une dynamique collective pour faire survenir le Jour de la Résurrection. L’homme est corps, esprit et âme, les trois seront réunis en Mon Jour, nous dit la Parole de 1974. L’âme doit être le pilote de cette ascension individuelle. Cette perspective est pour moi différente de la théorie de la réincarnation et de la rétribution karmique à laquelle adhèrent beaucoup d’hindouistes mais qui ne figure pas dans le Rig Veda. Il faut toutefois éviter les polémiques stériles car personne n’a le monopole de la Vérité. C’est pourquoi je recommande, pour présenter les spiritualités indiennes au public français, de se focaliser sur les versets universels du Rig Veda, en particulier les versets sur la Création par un Dieu unique et les supports de chants sacrés comme le Gayatri mantra.
Nitaï : Pourquoi la perspective des religions abrahamiques serait-elle différente de la théorie de la réincarnation et de la rétribution karmique ? Nous subissons la loi du karma et son lot de réincarnations successives tant que nous restons à l’état conditionné- voir pour cela le chapitre 14 de la Bhagavad Gita sur les divers types de conditionnement en ce monde. Mais nous pouvons aspirer à la libération de ce cycle du samsara. Les méthodes prescrites dans les Védas pour élever notre conscience et peu à peu diviniser nos actes et pensées et s’unir à Dieu donnent une approche complète de l’accès à la transcendance. Appelez cela le Royaume de Dieu si vous voulez et vous verrez que les grands mystiques de toutes les traditions parlent en fait des mêmes choses, avec chacun leur spécificité culturelle.
JCP : La présentation du Rig Veda pour le public français est une très bonne idée, mais à condition d’écrire un livre qui éclairerait les textes de l’intérieur, à savoir à l’aide d’une tradition spirituelle, et non de l’extérieur, c’est-à-dire uniquement par l’approche des sciences humaines.
MB : Parler des Veda, selon Sankara et Ramanuja, revient à aborder principalement les Upanishad, alors que l’école de Mimamsa évoque les trois Veda (Rigveda, Samaveda, Yajurveda) où il est commandé aux brahmanes de sacrifier. La difficulté pour aborder le Rigveda vient surtout de l’archaïsme de la langue sanscrite. Il suffit pour s’en convaincre de relire les essais de traduction de Renou (cf. Hymnes spéculatifs du Veda). Je me demande vraiment comment permettre une approche « grand public » du Rigveda sans simplifier à l’extrême, ce qui risque de fausser le sens de cette composition religieuse.
Antoine : Il faut y travailler ensemble, c’est pourquoi je recommanderai à nos mais de Gretz d’organiser un sommet sur le Rig Veda qui permettra de définir un plan de communication. L’idée est avant tout de contourner les blocages des occidentaux face à ce texte et de minimiser le découragement face à la grande complexité des sens qui peuvent être donnés à ses versets pour qu’ils soient une source d’inspiration et de dynamisation de la recherche spirituelle. Ensuite, chacun pourra poursuivre sa route, accompagné ou non par des connaisseurs de la spiritualité indienne et des pratiques conduisant à la méditation.
Antoine : Je vous remercie pour cet échange très enrichissant et qui me fait réfléchir.
Nitaï : Nous sommes tous des êtres spirituels devant revêtir pour un temps donné un corps matériel. Ce corps est infiniment complexe et très très bien conçu. Beaucoup s’évertuent à l’étudier, le comprendre et l’utiliser au meilleur de ses capacités. Mais nous devrons tous le quitter. Pourquoi ne pas consacrer quelques instants de notre vie à essayer de comprendre ce qui survit au corps ? Les Védas nous renseignent en profondeur sur la nature de l’âme, ce qui la relie au corps, ses véritables aspirations et ce qui lui procure la félicité que nous cherchons tant avec nos corps périssables.
JCP : OM TAT SAT. Ces trois mots, qui se trouvent vers la fin de la Bhagavad-gita, résument l’ensemble de nos propos.
MB : « Aum, tat, sat, ainsi désigne-t-on l’absolu (brahman) : il est Aum, il est cela, il est l’être. (BH°Gita XVII.23).
Antoine : On trouve sur le site de Sri Tathata un enregistrement de 108 fois le mantra ॐ. C’est beaucoup pour un occidental pressé. A chacun de trouver la mesure et la manière de la prononcer qui lui convient, mais aucun chant sacré prononcé individuellement ou collectivement dans la sincérité du cœur ne peut faire de mal.