Voici un passage du Rig Veda évoquant la Création :

Il n’y avait pas l’être, il n’y avait pas le non-être en ce temps Il n’y avait ni l’espace, ni le firmament au-delà. Quel était le contenu ? Où était-ce ? Sous la garde de Qui ? Qu’était l’eau profonde, l’eau sans fond ? Ni la mort, ni la non-mort n’étaient en ce temps, Point de signe distinguant la nuit du jour. L’Un respirait sans souffle mû de soi-même : Rien d’autre n’existait par ailleurs. A l’origine des ténèbres couvraient des ténèbres, tout ce qu’on voit n’était qu’onde indistincte. Enfermé dans le Vide, le Devenant, l’Un prit alors naissance par le pouvoir de la chaleur. D’abord se développa le Désir, qui fut le premier germe de la pensée. Cherchant avec réflexion dans leurs âmes, les sages trouvèrent dans le non-être le lien de l’être. Leur cordeau était tendu en diagonale : Quel était le dessus, quel était le dessous ? Il y eut des porteurs de semence, il y eut des vertus ; en bas était l’instinct, en haut le Don. Qui sait en Vérité, qui pourrait l’annoncer ici : d’où est issue, d’où vient cette Création ? Les dieux sont en-deçà de cet acte créateur : qui sait d’où il émane ? Cette création, d’où elle émane, si elle a été fabriquée ou si elle ne l’a pas été ? Celui qui veille au plus haut du ciel le sait sans doute ; ou bien ne le sait-il pas ? (10/129)

Passage au sens obscur : quelques affirmations et des interrogations des rishis restées sans réponses. Le Chandogya Upanishad (6-2-2) interroge ce texte énigmatique : « Certains disent au commencement l’être sortit du non-être. Mais comment en serait-il ainsi ? Comment l’être sortirait du non-être » ?

Ces références nous plongent dans le contexte de passage du védisme au brahmanisme, de textes poétiques avec des questionnements universels à l’analyse intellectuelle par les brahmanes des Upanishads. Dans ce vieil avestique, il est difficile d’y voir clair pour distinguer ce qui a pu être une Inspiration initiale et ce qui est pure spéculation mentale de prêtres

Dans le Rig Veda (post 6), les textes liés aux sacrifices faits par les prêtres abondent. Ce sont des livres d’homme faciles à écarter pour rechercher la Source. Mais est-ce possible sur la seule base des textes de l’hindouisme ? Le Rig Veda est presque devenu une pièce de musée rarement visitée et ensevelie sous la poussière des siècles ? De cette ou de ces sources, d’origine védique ou dravidienne, les hommes ont composé un flot de livres, sruti et smriti, qui sont la référence pour nos frères hindouistes et doivent être respectés dans cette perspective.

Le système des castes a été affaibli par la Constitution indienne et les textes légaux de discrimination positive, mais avec un succès mitigé. C’est également par voie légale que l’hindouisme a été défini (post 9). Mais les résidus de l’histoire, les calculs politiciens et les querelles religieuses de spécialistes ont instauré une fracture sociale et culturelle profonde entre le monde de l’Islam et le monde de l’Hindouisme. Nous sommes dans l’Inde de Modi et du RSS, nous ne sommes plus dans celle de Kabir (1440-1518) qui incarnait un pont possible.

Que pouvons-nous faire maintenant pour rétablir harmonie et paix entre les hommes dans ce vaste subcontinent et au-delà ? Je suis parti de l’idée qu’il faut remonter à la Source en rapprochant les versets de portée universelle du Rig Veda et du Coran sans prétendre atteindre une Vérité absolue inaccessible. Mais pour construire des ponts entre les hommes décidés à dépasser leurs préjugés culturels, il faut aussi intégrer l’enseignement des nobles gurus et guides spirituels que la terre indienne a enfanté au bénéfice de toute l’humanité. Car ils ont aidé beaucoup d’occidentaux à sortir de l’impasse de leur matérialisme.

Ce post va donc se pencher sur la vie et l’enseignement d’un noble guide spirituel, Venkataram Iyer que ses disciples hindouistes appelleront Sri Bhagavan Ramana Maharishi (RM)

1 Venkataram Iyer, une vocation précoce

Né en 1879 dans une famille brahmane, deuxième de quatre enfants, le jeune Venkataram ne se distingue guère des autres, c’est un enfant sage et sportif. Mais la mort de son père (Venkataram n’a que douze ans) déstabilise la famille. Les enfants sont élevés par leur oncle paternel et il sera scolarisé à l’école supérieure de la mission américaine où il ne se distingue que par sa capacité de lecture rapide et sa mémoire exceptionnelle. Les études l’ennuient, mais il s’adapte. Son autre trait spécifique est l’intensité de son sommeil profond, un indice de sa capacité à concentrer sa pensée qui l’aidera dans son itinéraire spirituel. Ses camarades qui ne pouvaient le réveiller s’amusaient à le transporter et à le battre modérément avant de le remettre au lit. Venkataram ne s’en rendait pas compte et ne se souvenait de rien à son réveil.

Un premier signe de sa vocation fut en 1895 : un membre âgé de sa famille lui dit qu’il venait d’Arunachala, ce mot le fit vibrer. Son esprit d’adolescent fut illuminé par une intuition de la grandeur de ce lieu, une colline sacrée au Sud de l’Inde. Le deuxième événement marquant fut son enthousiasme pour la lecture d’un recueil de la vie de 63 saints tamuls que son oncle s’était procuré. Il comprit que la renonciation mène à l’union avec le Divin. Quelque chose de plus grand que tous les rêves et ambitions était possible, il ne l’oubliera jamais.

A partir de ce moment, il entame son chemin spirituel, seul et déterminé. Il va au temple tous les jours, ce qui le remplit d’une sorte de fièvre agréable, il pratique spontanément la méditation et atteint en quelques mois l’expérience du Samadhi. Un jour, seul dans une pièce de la maison de son oncle et en très bonne santé, il fut envahi par la peur de mourir. Il décida de s’aventurer vers l’expérience de la mort, arrêta de respirer et observa ses membres qui se raidissaient dans son organisme inerte. Mais il sentait toujours la voix du « Moi » au fond de son être. Il comprit que l’esprit transcende le corps et ne peut être touché par la mort. Depuis cette expérience, la puissance fascinante du « Moi » se place au cœur de l’attention de Venkataram qui délaisse l’ego du corps et du cerveau pour aller à la recherche du « Moi » (qu’on peut appeler le Dieu Immanent). Ce renoncement total aura rapidement des conséquences sur sa vie car sa conscience du « Moi » était ininterrompue, à la différence des états d’extase occasionnelle des mystiques.

Venkataram perdit tout intérêt pour les choses qu’il appréciait auparavant et devenait incapable de défendre sa petite personne, de se plaindre ou de se vexer. Il acceptait tout avec calme, cessa de sortir pour jouer avec ses amis et préférait la solitude. Son frère aîné le taquina en le qualifiant de yogi et lui conseilla sarcastiquement de se retirer dans la brousse comme les anciens rishis.
Deux mois plus tard, souvent critiqué par son oncle et son frère pour ne pas suivre la voie normale d’un adolescent qui doit se préparer à travailler et fonder une famille, alors qu’il était puni de trois copies d’un texte de grammaire anglaise qu’il n’avait pas appris, il en écrivit deux puis comprit subitement la futilité de cette action. Il repoussa les papiers et s’assit pour méditer.

Son frère commenta : « A quoi sert tout ceci à un être pareil ? ». Il reconnut avec son implacable rigueur la pertinence de la remarque et décida de quitter sans tarder son foyer. Il prétexta devoir retourner à l’école et reçut cinq roupies. Il lui laissa ce mot : « Je suis à la recherche de mon Père, selon l’ordre qui m’a été donné. C’est une entreprise vertueuse que j’entreprends. Ne vous attristez donc pas, et ne dépensez pas d’argent en inutiles recherches ». Ce texte fait irrésistiblement penser à la phrase de Jésus, à 12 ans, quand ses parents le cherchaient alors qu’il interrogeait les docteurs du Temple : « Pourquoi donc me cherchiez-vous, ne saviez-vous pas que je dois être dans la maison de mon Père ? ».

Venkataram marcha jusqu’à la gare, prit un train et entama un long voyage vers Tiruvanmalai qu’il atteint en septembre 1896. Sur la route il avait vendu ses boucles d’oreilles pour payer son voyage et à son arrivée, un barbier lui proposa de raser la mèche de cheveux que les brahmines gardent derrière la tête, il accepta comme signe de renoncement. Il se débarrassa de l’argent qui lui restait, jeta le fil sacré de sa caste, et se défit de son vêtement pour ne garder qu’un pagne. Il avait accompli son renoncement total, le rayonnement va suivre.

2 Une vie de renoncement et de rayonnement

Il s’installe dans le vestibule du Temple et y reste immergé dans la béatitude de l’Être, dans l’immobilité et le silence. Il dira : « Je ne mangeais pas et l’on prétendait que je jeunais, je ne parlais pas et on prétendait que j’avais fait vœu de silence ». Cette austérité ne venait pas de la recherche de la réalisation, elle en était la conséquence : en mangeant à peine et en ne parlant pas, il se libérait facilement de toute agitation.

Venkataram ne cherchait pas à attirer l’attention, mais son extase durable finit par intriguer en bien comme en mal. Un sadhu local un peu dérangé se donna pour mission de veiller sur ses besoins, mais la bande de garnements qui se moquait de lui s’en prit aussi à cette statue vivante et jette des cailloux pour voir s’il bougerait, sans succès. Venkataram finit par déménager dans un souterrain du temple où pullulaient fourmis et moustiques. Il ne sentait rien, absorbé dans son samadhi, mais ses jambes resteront marquées à vie. La bande continua à le harceler en jetant des poteries dans le temple dans sa direction, un homme indigné (Seshadri, qui deviendra plus tard un fidèle disciple) chassa la bande, descendit dans le souterrain et constata l’état terrible du corps du « Brahmana Swami ». Il appela un sadhu local et transporta son corps immobile vers l’entrée d’un sanctuaire. On lui introduit dans la bouche quelques aliments, le prêtre du Temple, constatant sa frugalité, demanda à ce qu’on offre du lait pour lui.

Puis « Brahmana Swami » que nous appellerons désormais Ramana Maharishi (RM) s’installa au sanctuaire de Pillayar. L’époque du grand festival de Kartikai approchait et des foules de pèlerins affluèrent, certains se prosternèrent au passage devant RM, toujours silencieux. Les premiers disciples se manifestèrent, dont Nayinar, et le saddhu Tambiran qui proposèrent à RM de s’installer à Gurumutam, mieux protégé du froid. Il accepta, et pèlerins et touristes affluèrent pour le voir. Il négligeait complètement son corps, ne se lavait pas, ses cheveux étaient embroussaillés et ses ongles recourbés.
Un sadhu, Palaniswami, décida de s’attacher à ses pas et de l’assister. RM, toujours silencieux, refusait toute aide extérieure mais il arrivait au bout de ses forces et pouvait à peine se lever.

On s’aperçut qu’il savait écrire et il écrivit son nom à la demande insistante d’un conseiller municipal. En 1898, le propriétaire d’un verger y installa maître et disciple, RM et Palaniswami, en veillant à ce qu’ils ne soient pas dérangés. Ce disciple étudiait assidument des livres de philosophie spirituelle, mais il comprenait mal le tamil, langue des livres qu’il pouvait se procurer. Pour venir en aide à son disciple, RM lui expliqua ces ouvrages et acquit ainsi une vaste connaissance livresque grâce à sa prodigieuse mémoire et à ses capacités de lecture. Il apprit également le sanscrit, le telugu et le malayalam. Pour ne pas dépendre des autres, RM commença à s’occuper un peu de lui-même, il déménagea dans un temple et alla mendier en silence de la nourriture en ville, s’arrêtant devant le seuil d’une maison et frappant dans ses mains. Si on lui en donnait, il mangeait debout dans la rue, sans jamais entrer. Il commença à être suivi de disciples émus par son noble comportement.

Sa famille retrouva sa trace. Son beau-frère avocat tenta vainement de le convaincre de revenir, puis sa mère vint, il resta silencieux. En réaction à son insistance, il écrivit dans un langage absolument impersonnel : « Il y a Celui Qui ordonne toute chose, qui contrôle le destin des âmes en accord avec leur prarabdhakarma (ce qui a déjà été engagé et commence à produire ses fruits). Ce qui est destiné à ne pas se produire ne se produira pas, quelque effort que vous fassiez pour l’empêcher. C’est une chose certaine. Le meilleur parti à prendre est celui du silence. » La formulation très générale de cette réponse à sa mère permet à RM d’esquiver toute discussion stérile sur le libre arbitre et la prédestination, un sujet très délicat dans le contexte culturel de l’hindouisme et de sa théorie du karma. Ce texte rappelle la parole de Jésus (post 2) à sa mère : « Femme, qu’y a-t-il entre moi et toi ? Ne sais-tu pas que je dois m’occuper des affaires de mon père ? »

Il s’installe dans une grotte de la colline, de pieux indiens sensibles à son rayonnement y affluent et un ashram commence à s’établir. En 1912, un malaise soudain fait plonger RM dans une nouvelle expérience de quasi-mort. Il reviendra aussi soudainement à la vie, mais à partir de ce moment, son comportement deviendra plus « normal » par égard pour les besoins de ses disciples et visiteurs : il commence à manger et à parler avec modération pour compléter son enseignement silencieux.

Un, puis deux européens le visitèrent dont Paul Brunton qui écrivit : « ses yeux sibyllins plongèrent dans les miens, une puissante force impersonnelle lut dans ma vie passée beaucoup mieux que je ne pouvais le faire, les multiples questions que j’avais préparée avant cette rencontre et qui envahissaient son esprit s’évanouirent ». Il revint ensuite plusieurs fois et recueillera son enseignement oral quand RM se résignera à parler pour aider ses disciples.

En 1915, sa mère (qui mourut en 1922) s’installe sur place suivie par son petit frère. L’attitude distante de RM avec sa mère éplorée peut choquer. Mais c’était un enseignement de sagesse : sa famille désapprouvait ses choix. Quand ils s’y sont résignés, ils n’avaient pas dépassé l’orgueil d’être la famille d’un swami aussi vénéré. Quand ils vinrent à l’ashram, ils étaient des disciples comme les autres.

3 Ramana Maharishi est-il un guru ?

Ventakaram avait suivi avec détermination sa vocation : happé par son expérience du Samadhi, il rejoint les sannyasins. Parmi ces sâdhus ébouriffés à peine habillés d’orange, typiques du monde indien où le meilleur côtoie le pire, difficile de discerner qui pourrait être un vrai guide. Il faut s’approcher, observer, écouter, prendre son temps. Le temps a montré que cet adolescent prometteur est devenu un bon guide spirituel, mais comme Aurobindo se plaisait à le rappeler et contrairement à la tradition indienne, RM n’a pas eu de guru humain.

Nous avons relevé dans le post 10 que La notion de guru apparait dans un upanishad tardif, le Svetasvatara en VI,23 : l’intercession d’un guru permettrait selon ce texte de bénéficier de la grâce de la divinité. La primauté des brahmanes dans les questions spirituelles a disparu (même si beaucoup de gurus étaient brahmanes à leur naissance), et le rôle du guru est spécifique au monde indien et n’est pas comparable à la notion de maîtres qu’on trouve ailleurs comme dans le soufisme.

A la question « êtes-vous un guru et puis-je être votre disciple ? », RM a apporté des réponses variées en restant dans une certaine ambiguïté. Il devait tenir compte de l’a priori mental de nombreux visiteurs convaincus qu’ils ne pouvaient obtenir la libération que par l’intermédiaire de la grâce d’un guru. RM n’a pas explicitement affirmé qu’il était un guru. Mais il disait : « Tout ce qui est nécessaire, c’est la soumission à Dieu, à son guru et au Moi Supérieur. Un vrai guru demeure en tout temps dans les profondeurs du Moi Supérieur, il a entièrement abandonné la fausse distinction entre lui et les autres ».

A l’anglais Brunton, venu d’abord en sceptique puis désireux d’être un disciple, il dit : « Quel est ce discours de maître et disciples ? Ces différences n’existent que du point de vue du disciple. Pour celui qui a réalisé son Moi Supérieur, il n’y a ni maître il disciple, tous les hommes sont égaux à ses yeux. Vous devez trouver le maître à l’intérieur de vous. » En 1940, au major Chadwick il dit « Du point de vue de Sri Bhagavan, il n’y a pas de disciples. La grâce du guru est comparable à un océan ; si vous venez avec une simple coupe, vous ne recueillerez que le contenu d’une coupe, il ne sert à rien de se plaindre de l’avarice de l’océan. » Quand Chadwick répliqua « Donc savoir si Sri Bhagavan est ou non un guru est uniquement matière de foi puisque Sri Bhagavan ne veut pas me le dire », RM se redressa et dit avec force à l’interprète : « Demandez-lui s’il veut une assertion écrite ! »

Il précisera : « Il y a trois méthodes d’initiation : par le toucher, le regard et le silence ». Le processus traditionnel du lien entre disciple et maître commence par une première acceptation ou initiation (à la demande du disciple) et est suivi d’instructions déterminées par l’évolution du disciple. L’initiation par le regard dans le cas de RM était réelle, nombreux furent les témoignages de disciples bouleversés par le regard fulgurant que RM avait brièvement posé sur eux. De même, pour les initiations par le silence, d’autres ont témoigné d’une vision de transformation spectaculaire de l’apparence de RM en d’intenses phénomènes lumineux. Le lien est solide, d’où l’importance d’un consentement préalable entre guru et disciple. A un disciple hollandais qui craignait les conséquences de l’éloignement, RM dit « Alors même que vous abandonneriez Sri Bhagavan, il ne vous abandonnera jamais. »

4 L’enseignement

RM a très peu écrit ; quelques traductions, stances et billets et un poème « 40 versets sur la réalité ». Voici un extrait du v. 2 : « Toutes les religions ont trois postulats fondamentaux : l’individu, Dieu et le monde. Ce n’est que si l’ego subsiste qu’il est possible de dire : l’Unité se manifeste dans ces trois postulats. L’Etat suprême est d’exister dans le Moi, l’ego étant détruit ». Ainsi RM s’inscrit sans ambigüité dans la lignée de la pensée non dualiste de Sankarâchârya dont il disait : « Il posa trois principes : Brahman est réel ; l’univers est irréel ; Brahman est l’univers. Ainsi tout phénomène est réel tant que c’est le Moi Supérieur qui en fait l’expérience, il est illusoire en dehors du Moi. » Cette conviction correspond à ses expériences mystiques. Il ne semble pas avoir connu ou s’être intéressé à la pensée de Ramanuja qui contredit et dépasse (à mon avis) celle de Sankara, mais c’est peut-être un choix adapté au contexte mental de ses disciples ?

Le livre d’Arthur Osborne (RM et le sentier de la connaissance de soi) est une bonne synthèse de sa vie et de son enseignement, détaillé et pragmatique, qui est la transcription d’instructions orales personnelles données à des disciples ou de réponses à leurs questions. Il est centré sur la déconstruction du petit moi pour laisser la place au Moi Supérieur.

Voici un résumé de réponses aux quatorze questions d’un disciple et philosophe, Pillai : « Posez-vous inlassablement au fond de vous-même la question : Qui suis-je ? Vous vous connaîtrez vous-même et parviendrez au salut. Le véritable moi, le Moi Supérieur, n’est pas le corps, ni l’un des cinq sens, ni les objets des sens, ni les organes de l’action, ni le souffle, ni même le profond sommeil. Après avoir rejeté tout cela, ce qui reste c’est le Moi, la conscience du sat chit ananda (être conscience béatitude) où ne subsiste plus de trace de l’idée du « je ». Seule la question « qui suis-je ? » fera disparaître les pensées de l’intellect, et c’est seulement si l’intelligence se perd dans le Moi Supérieur qu’Il peut être réalisé. »

Cette analyse rappelle celle du Bouddha (post 4) dont RM connaissait un peu l’enseignement et approuvait le choix de diriger les chercheurs sur le chemin du NIrvana en gardant le silence sur les questions académiques sur Dieu et d’autres sujets. Un homme insistait sur son envie de tout quitter pour rejoindre RM, disant que la soumission à Dieu n’est pas possible si l’on ne renonce pas au monde. Il répondit : « Non ! Celui dont le renoncement est véritable plonge dans le monde et élargit son amour pour embrasser le monde entier. Les grandes âmes qui ont abandonné la vie du monde l’ont fait, non par aversion pour la vie de famille, mais parce qu’elles possédaient l’amour généreux et profond qui embrasse toutes les créatures. »

Il dit à Brunton : « Il n’est pas nécessaire de renoncer à la vie active. Livrez-vous à la méditation une ou deux heures par jour, le courant spirituel ne s’arrêtera pas, même quand vous serez en plein travail. Renoncer à ce faux moi, voilà le vrai renoncement, il n’y a pas d’opposition entre le travail et la sagesse. » Ceux qui ont côtoyé RM de son vivant ont bien constaté qu’il exerçait toutes ses activités manuelles, intellectuelles ou spirituelles avec une application et une exactitude minutieuse.

Il ajoute : « le sentiment d’un moi provient de la personne, du corps et du cerveau. Quand un homme découvre son véritable moi, quelque chose émerge des profondeurs de son être et prend possession de lui. Ce quelque chose est derrière l’esprit, il est infini, divin, éternel, certains l’appellent le Royaume des Cieux, d’autres l’âme, le Nirvana, les hindous l’appellent libération. Quand cela arrive l’homme ne s’est pas perdu, il s’est trouvé lui-même. »

« Ne résistez pas au mal » est un enseignement adressé à ses disciples qui s’en remettaient entièrement à la Volonté de Dieu. Il l’a pratiqué face à des imposteurs et des voleurs que son chemin de swami a croisés. Il rejoint la parabole fameuse de Jésus qui parle de tendre l’autre joue quand on est giflé. Elle rejoint ce verset universel du Coran : « Repousse le mal par le Bien ».

RM dit aussi : « Tout fardeau que nous remettons à Dieu, Il le portera. Puisque le pouvoir suprême de Dieu anime tout, pourquoi ne pas nous y soumettre, plutôt que de nous tracasser de ce qui doit ou ne doit pas être accompli, et comment ? ». A Brunton qui s’inquiétait de l’avenir du monde, RM précisera : « Il y a Quelqu’un qui gouverne le monde et c’est Son affaire de s’en occuper. Celui qui a donné la vie au monde sait aussi en prendre soin. Il porte la charge du monde et pas vous. Il faut d’abord trouver la vérité cachée en soi-même pour devenir plus apte à comprendre la vérité cachée dans le monde dont vous faites partie. »

Ce conseil semble contredire la réponse de RM à la dernière question de Pillai : « Mais le monde, avec ce qu’il contient, ne résulte-t-il pas de la Volonté de Dieu, et dans ce cas, pourquoi Dieu veut-il qu’il existe ? ». La réponse de RM est : « Dieu n’a pas de Dessein, Il n’est lié par aucune action, les activités de ce monde ne peuvent le toucher (???) ». Les Ecritures, qu’il n’a jamais encouragé ses disciples à lire, disent autre chose : Dieu est un Père Créateur trop aimant et envoie à Dessein des Messagers avec des Livres adaptés à un peuple et à une époque.

J’ai beaucoup d’admiration pour cet homme, son renoncement et son rayonnement. Mais dans les paroles rapportées par ses disciples, je n’ai lu de lui aucune citation du Coran, de sutras ou même du Veda (même si des chants védiques rythmaient la prière dans son ashram). Ceci me laisse perplexe : RM a-t-il vraiment transcendé la culture hindouiste ou voulait-il le faire ? Cependant, Ma Ananda Moyi, dont l’enseignement me parait plus universel, est venue se recueillir sur sa tombe, refusa le siège d’honneur préparé pour elle, et dit : « Pourquoi tous ces embarras ? Je suis venue rendre hommage à mon Père, et je peux m’asseoir par terre avec les autres. »

5 La contextualisation de son héritage spirituel

Ainsi, Ramana Maharishi est un bon guide spirituel et une référence de sainteté révérée dans le monde hindouiste comme Ramakrishna ou Ma Ananda Moyi (post 9). Son itinéraire de renoncement et rayonnement est typique de la culture indienne, il n’a pas fondé de famille mais son ashram persiste. Il a aidé beaucoup de femmes et d’hommes en recherche qui sont venu le voir.

Sa guidance spirituelle se situe dans un contexte précis de temps, de lieu et d’écritures sacrées :

  • C’est la première moitié du XXème siècle, époque de la colonisation hautaine par l’empire britannique qui précède l’éclatement de l’Inde dont la majorité musulmane va se séparer pour fonder le Pakistan
  • Contrairement à Vivekananda, Ram Chandra ou Ma Ananda Moyi, il n’a pas voyagé pour enseigner, il est resté sur sa colline sacrée d’Anurachala à qui il a composé des odes ; ce sont les disciples qui sont venus à lui et la plupart étaient de culture hindouiste
  • RM est de langue maternelle dravidienne, a été inspiré dès son plus jeune âge par les saints tamouls, il ne semble pas avoir cherché d’inspiration spirituelle dans le Veda, ni comme Ramakrishna avant lui dans les autres religions : il s’est focalisé sur la reconstitution directe du lien avec le Père de l’univers, mais il ne parle directement de Dieu qu’avec parcimonie.

La partie universelle de son héritage spirituel est le dépassement de l’égo par la question « qui suis-je ? » que Bouddha s’était posée bien avant lui et qu’il pose à tous ceux qui viennent. C.G. Jung, le grand psychologue suisse a écrit sur lui et ses quelques disciples anglais ont été profondément marqués par sa rencontre. Il a rayonné de son vivant par l’indicible qui émanait de lui et qu’on pu sentir ceux qui se sont approchés des grands mystiques de toutes les religions, quels que soient les signes qu’ils laissaient paraître.

Dans notre recherche d’unité spirituelle de l’humanité à l’aide de la Parole, RM est un marqueur important pour comprendre l’évolution du monde hindouiste et dialoguer avec les jeunes indiens confrontés à la pression matérialiste importée de l’Occident et à la politisation par le pouvoir politique des différences religieuses.