Le bonheur est un vaste sujet sur lequel les plus grands philosophes se sont penchés. La biologie étudie les sentiments de plaisir et de joie dans les circuits hormonaux (dopamine et sérotonine) et l’activité des neurones. Le bonheur est aussi évoqué par des textes démocratiques fondamentaux : la Déclaration de 1789 où les « réclamations des citoyens… tournent au bonheur de tous » et l’article 1 de la Déclaration de 1792 « Le but de la société est le bonheur commun ». Déjà en 1776, la Déclaration des droits de l’État de Virginie parlait des droits « à la vie, la liberté et la recherche du bonheur ».

C’est devenu un sujet politique en vogue depuis que le jeune roi du Bhoutan décida de faire du bonheur national brut son objectif fondamental. Les Nations unies ont proclamé en 2012 la « Journée mondiale du bonheur » et les Émirats arabes unis ont un « ministère du bonheur ». De grandes entreprises instaurent la fonction de « responsable du bonheur », et en janvier 2020, un sondage révèle que « 82 % des salariés français estiment que l’entreprise est responsable de leur bonheur ! »

Religion et politique peuvent créer de grands malheurs, l’histoire l’a prouvé, mais dans le contexte de plus en plus inégalitaire et compétitif de notre société, une politique française répondant aux attentes de sa population peut contribuer à son bonheur collectif. Parlons d’abord du bonheur au sens large avant de nous focaliser sur les politiques publiques.

1 Le bonheur : individuel ou collectif, mental ou spirituel ?

L’être humain est corps, esprit et âme et ne peut être heureux sans aimer. Le mythe de la société de consommation d’atteindre un bonheur personnel par la seule satisfaction de désirs matériels conduit à une impasse. Beaucoup d’individus sont outrageusement riches. Ils ne sont pas plus heureux pour autant. D’autres, confrontés aux épreuves de la vie les plus rudes, misère et perte de domicile, montrent résilience et équanimité et gardent l’espérance et le sourire.

Bouddha (post 4) avait enseigné il y a 2500 ans que le désir n’a pas de limites et ne peut jamais être satisfait face à l’impermanence. Il faut contrôler le désir et rester dans la voie du milieu en évitant les excès ascétiques et la convoitise matérialiste. Il y a 2300 ans, Epicure disait de son côté : « La sagesse est le plus grand des biens, plus précieuse que la philosophie, source de toutes les autres vertus puisqu’elle nous enseigne qu’on ne peut pas être heureux sans être sage, honnête et juste ».

Jésus (Evangiles de Mathieu et Luc), a enseigné les béatitudes : « Heureux les pauvres, les doux, ceux qui pleurent, qui ont faim et soif de justice, les miséricordieux, les cœurs purs, ceux qui font œuvre de paix, qui sont persécutés pour la justice, insultés ; soyez dans la joie et l’allégresse car votre récompense est grande dans les cieux ». Il dit aussi « le Royaume des Cieux est en vous ». En 1974, il enseigne : « Cette vie est courte, le bonheur ne se mesure pas en années mais en éternité » (36/23) et annonce la Promesse du Créateur « Ceux qui goûteront jusqu’au bout du bonheur à leur peine, dont l’ardeur et la piété ne failliront pas, J’en ferai une constellation éclatante sur Mes Hauteurs Sacrées, il y aura un temps pour leur peine et une éternité pour leur gloire » (37/9).

Le sublime enseignement du charpentier de Nazareth (post 2) a été déformé par les églises en dolorisme, alors même que les scènes de joie partagée, de repas fraternels abondent dans les Evangiles. Les rigoristes pharisiens lui reprochaient à l’époque. Pour mieux exploiter le peuple, les clergés lui ont fait croire qu’il faut souffrir ici-bas pour être heureux au-delà. On retrouve des traces de ce dolorisme dans les écrits de grandes spirituelles (post 30). Ceci ne les a pas empêchées de connaître de sublimes joies spirituelles par la grandeur de leur âme. Thérèse d’Avila a témoigné de ses « ravissements » qui élevaient parfois son corps en lévitation.

Pourtant leur vie a été marquée par des souffrances physiques et psychologiques dues à leur contexte biologique et social. Thérèse d’Avila souffrait d’épilepsie et Thérèse de Lisieux a agonisé dans les atroces souffrances de la tuberculose que la médecine ne pouvait pas soigner. Mais elles n’ont jamais recherché ou cultivé la souffrance. Comme ces fanatiques de toutes religions qui se tailladent le corps ou le maltraitent en croyant grandir spirituellement.

Le chant, la danse et la joie sont partie intégrante de plusieurs traditions religieuses, comme l’hindouisme, le judaïsme ou le soufisme. La Parole de 1974 évoque la « joie de l’homme qui cesse de pécher, vêtu pour la fête, parfumé, chantant au son des flutes et des trompettes » (30/11). Ceux qui cessent de mentir, de convoiter, qui montrent leur compassion et leur générosité savent à quel point leur âme allégée leur fait vivre un bonheur spirituel que ni les pouvoirs ni les méchants ne peuvent leur retirer.

2 le bonheur national brut (BNB) : l’idée du monarque bouddhiste du Bhoutan

Un jeune homme de 16 ans, éduqué en Angleterre, est proclamé roi du Bhoutan en 1972. Dans l’enthousiasme de sa jeunesse, il décide de remplacer l’objectif politique classique de croissance du PNB par un objectif de bonheur national brut pour « guider la planification économique et le développement du pays tout en respectant les valeurs spirituelles bouddhistes ». Ce petit pays de moins d’un million de citoyens vivant surtout d’une agriculture de subsistance a une culture très homogène respectant la monarchie héréditaire et le bouddhisme tibétain. C’est un environnement idéal pour redéfinir des objectifs nationaux innovants et introduire une large délibération populaire pour les valider et les préciser.

Son idée de départ se précise en 1998 avec une présentation détaillée du premier ministre du Bhoutan lors du Sommet du Millénaire Asie-Pacifique. Le BNB inclut quatre principes fondamentaux : croissance et développement économique durable et équitable ; préservation et promotion de la culture bhoutanaise ; protection de l’environnement ; bonne gouvernance.

Une nouvelle Constitution est promulguée en 2008. Elle intègre le BNB. Le roi reste chef de l’État, mais doit abdiquer à 60 ans et peut être destitué par les deux tiers des parlementaires. Un processus délibératif est lancé. Le roi et le premier ministre mènent des discussions régulières dans de nombreux villages pour écouter les habitants et comprendre ce qui est essentiel pour eux. Le gouvernement met en place une assemblée pour institutionnaliser le processus délibératif sur le BNB qui aboutira en 2011.

Le BNB bhoutanais couvre neuf grands domaines : bien-être psychologique, santé, utilisation du temps, éducation, niveau de vie, diversité écologique, diversité culturelle, bonne gouvernance, vitalité de la communauté. Il inclut 33 indicateurs et 124 variables pour évaluer la situation dans ces neuf domaines par une enquête auprès de la population.

Un seuil de suffisance est déterminé dans chaque domaine pour identifier ceux dans lesquels il y a des manques et mieux orienter la politique publique. On s’intéresse en priorité à la proportion de la population « non encore heureuse » (pour qui le seuil de suffisance est atteint dans moins de six domaines sur neuf). Priorité est donc donnée aux plus fragiles et aux plus démunis. L’indice de santé sociale compare les niveaux de revenu entre le décile des plus pauvres et celui des plus riches.

Tout n’est pas rose dans ce pays. En 1988, sous le slogan, « une nation, un peuple », le roi oblige les minorités à porter le vêtement national et à parler le dzongkha. Il exige des minorités qu’elles prouvent une nationalité antérieure à 1958. Il expulse plus de 100 000 personnes qui se réfugient dans le royaume hindouiste du Népal d’où ils avaient immigré au XIXème siècle. C’est avec celui des Rohingya en Birmanie, un des exemples où les préjugés de la majorité contre les minorités ethniques créent des apatrides et des drames humains.

Le roi démissionne en 2006 en faveur de son fils. Le nouveau premier ministre nommé en juillet 2013 affirme que le gouvernement précédent a passé beaucoup plus de temps à parler du BNB qu’à agir et relève que le pays est confronté à quatre grands défis : l’endettement, la monnaie, le chômage (dont celui des jeunes), et la perception d’une corruption croissante.

Cette initiative improbable apparue dans une société repliée sur elle-même avec un monarque contestable a pris forme très lentement. Paradoxalement, elle mérite cependant d’être étudiée dans le cadre d’une évolution vers une démocratie délibérative car elle a eu un impact international.

3 Des mesures du bien-être mondial

Des rencontres sur la définition de la prospérité ont lieu en 2004 au Canada avec des enseignants, des moines et des responsables politiques, puis en 2007 (en Thaïlande), en 2008 (au Bhoutan) et en 2011 (à l’ONU). A l’initiative du Bhoutan, de hauts fonctionnaires et représentants d’organisations religieuses, d’universités et de la société civile se réunissent en 2012 au Siège des Nations Unies, pour discuter de nouveaux moyens de mesurer le bien-être et le bonheur en dépassant le paradigme purement économique.

L’OCDE crée un indicateur avec onze critères : (revenu et patrimoine, travail, conditions de logement, état de santé, compétences, liens sociaux, équilibre vie professionnelle‑vie privée, environnement, engagement civique, sécurité, et bien‑être subjectif) pour établir un classement des pays où il fait bon-vivre. Ils ont été regroupés en six catégories, PNB par habitant, support social, espérance de vie en bonne santé, liberté de faire des choix de vie, générosité, bonne gouvernance (perçue comme efficace, honnête et de qualité).

Depuis 2020, les populations mondiales sont aussi sondées sur leur perception de l’équilibre, la paix, le calme et la solidarité sociale dans leur vie afin de mieux cerner les émotions positives (confiance, empathie…) et négatives (peur, inquiétude, stress, colère…) qui déterminent la perception d’une vie satisfaisante. Ces enquêtes ont permis de publier un rapport annuel sur le bonheur mondial (https://worldhappiness.report) classant 150 pays avec une évaluation multicritères lissée sur trois ans.

Les résultats doivent être analysés avec précaution car ils comparent des situations très hétérogènes avec les mêmes critères. Mais ils permettent de discerner des points de faiblesse relative pour réorienter les politiques publiques. Aux dix premières places du classement avec une note synthétique de 7,8 à 7,2, on trouve en tête la Finlande, puis beaucoup de petits pays européens de l’Europe du Nord, la Suisse et le Luxembourg. Le taux de suicide élevé et le faible taux de fécondité des pays nordiques relativisent ces classements flatteurs, mais leur hiver trop long est un obstacle au bonheur individuel sur lequel la politique n’a pas de levier.

Ensuite quelques grands pays notés autour de 7 pointent de la 14ème à la 17ème position : Allemagne, Canada, USA et UK. La France arrive vingtième avec 6.7 juste devant Bahreïn (6.6), suivie de peu par les Emirats Arabes Unis et l’Arabie Saoudite. Un résultat qui balaie beaucoup de préjugés ancrés chez ceux qui ne sont jamais allé dans ces pays -que le pétrole a certes enrichi- mais qui ont beaucoup investi dans le bien-être de leurs populations.

Derrière Taïwan est à 6,5, le Brésil à 6,3, le Japon à 6, les Philippines à 5,9, la Biélorussie à 5,8, la Chine à 5,6, la Russie à 5,4, l’Indonésie à 5,2, l’Algérie et l’Ukraine à 5,1. En bas du classement, plusieurs pays africains sont autour de 5, l’Iran et la Turquie à 4,8, le Nigeria, la Tunisie et le Pakistan sont à 4,5, l’Inde est en chute à 3,8. Les trois derniers, à moins de 3, sont le Zimbabwe (ravagé par le dictateur Mugabe), puis le Liban et l’Afghanistan, ravagés par les guerres et le déferlement de misère qui ont dévasté leur économie.

L’effondrement du Liban, de 5 en 2012 à 2,9 en 2022 a été spectaculaire. C’est la conséquence en interne de l’incurie du système politique gangrené par les divisions religieuses et la corruption et en externe de la guerre initiée par l’Occident en Syrie, un drame pour ce pays et ses voisins qui prouve comme la guerre en Ukraine la fragilité d’un monde organisé autour d’Etats nations et de frontières.

Pour Jeffrey Sachs (qui a commis beaucoup d’erreurs en conseillant des thérapies économiques de choc mais semble avoir progressé dans sa réflexion), “La leçon du rapport mondial sur le bonheur ces dernières années est que la solidarité sociale, la générosité entre les gens et l’honnêteté du gouvernement sont cruciaux pour le bien-être. Les dirigeants mondiaux devraient en tenir compte”.

4 Quelle politique pour le bien-être de la population française ?

La France a des résultats relativement homogènes : 21ème pour la paix et la sécurité, 18ème pour la liberté, la démocratie et les droits de la personne humaine, 16ème pour la qualité de la vie et 19ème pour la recherche, la formation, l’information, la communication et la culture. Dans tous ces domaines, nous sommes classés derrière la plupart des autres pays européens, en particulier les petits pays et ceux d’Europe du Nord.

La différence de performance entre la France et les pays nordiques vient d’abord du fait que les Français ne font confiance à rien (gouvernement, élus nationaux, entreprises, médias, syndicats, justice…) ni à personne. A la question : « Est-il possible de faire confiance aux autres ? », près de 80 % des Français répondent « non », 60 à 70 % des habitants des pays nordiques répondent « oui ».

Se défier des pouvoirs est sagesse compte tenu de l’expérience que nous en avons. Mais selon le sociologue Gaël Brulé (qui focalise ses recherches sur le bonheur) : “Les Français ont le sentiment qu’ils ne sont pas maîtres de leurs choix à cause d’un système politique, administratif, mais aussi scolaire très hiérarchisé, ultraconcentré. La trop forte prégnance de l’administration dans leur quotidien donne aux français le sentiment que leur destin leur échappe. Pour être heureux et optimiste, il faut pouvoir contribuer aux décisions dans tous les domaines de la vie ».

La réussite relative des petits pays illustre la difficulté de bien gérer les grands paysle pouvoir est éloigné de la population et la pertinence de réfléchir à plus de décentralisation pour la France. Voire de la transformer en Etat fédéral (post 56) à l’image de l’Allemagne ou de la Suisse, ce qui secouerait notre tradition centralisatrice et nous permettrait de réduire l’étouffante pyramide bureaucratique.

La performance médiocre de la France résulte surtout du bombardement de mauvaises nouvelles dont les grands médias français font leur fonds de commerce. Cultiver le pessimisme et la peur fait aussi partie des outils des extrémistes de droite et des fantasmes des intellectuels déclinologues pour faire peur aux français. Peur de l’avenir, peur des sectes, peur des étrangers, peur des islamistes, peur du coronavirus. La manipulation des émotions a toujours été un outil des pouvoirs politiques et religieux.

Au-delà des comparaisons mondiales, il faut passer au stade des propositions pour améliorer le bien-être national en interrogeant la population française de manière ciblée et constructive. Le sujet du bien-être national dépasse les clivages politiques et doit être étudié sans précipitation pour écarter toute interférence des décisions court terme que les politiciens et l’administration doivent continuer à assumer.

Ce processus permettra d’évoluer vers une démocratie délibérative et de sortir du monologue des « représentants » et « gouvernants ». Le débat public libre est une étape essentielle de la démocratie délibérative pensée par Habermas. Une alternative face au modèle actuel de décisions par des gouvernants dont le système électoral est en crise profonde partout.

En France, les textes fondateurs de la République datent de plus de deux siècles. La Constitution de 1958 a plus de 60 ans et donne un pouvoir trop important au président. Or dans notre monde contemporain, des présidents élus qui ont trop de pouvoir peuvent semer le chaos et la mort. Nous l’avons vu avec Chavez, Mugabe, Assad…, nous le voyons avec Poutine et il y aura d’autres exemples. Il faut écarter les risques associés à un pouvoir trop concentré car les résultats électoraux sont imprévisibles.

Il est temps d’écouter la Voix qui nous dit : « J’ai interdit qu’on s’empare du gouvernement de mon peuple que J’ai laissé à tous » (27/5). Il faut étudier en profondeur les attentes de la population française pour valider et préciser ce sentiment de perte de liberté des français face à l’envahissement des lois et de la bureaucratie dans le quotidien du citoyen. Notre contexte national est une bonne opportunité pour traiter ce problème fondamental sans tergiverser, mais avec calme, réflexion et sagesse.

Le post 70 développe une proposition pour introduire durablement des citoyens (souverains par essence) à l’intérieur des cercles de pouvoir en créant de Hautes autorités. Elles auraient pour vocation d’animer un débat public permanent. Puis d’en tirer les conséquences et de proposer à la nation française des réformes améliorant son bonheur.