L’actualité française met en lumière la question de la violence (légale ou légitime ?) après la mort et les blessures graves de victimes récentes de balles policières évoquées lors de la campagne électorale. Témoin de violences dans beaucoup de pays, j’aborde ce sujet difficile avec le souci de rester réfléchi et équilibré.
Le hasard m’a fait naître au milieu du siècle dernier, près de la frontière allemande, mais dans le territoire français dont j’ai hérité du passeport (je me considère comme citoyen de la planète). Ce qui me relie à la verticale du pouvoir de Paris et a influencé mon parcours de vie mais pas mes valeurs. Car j’ai décidé dès mon autonomie financière de voyager pour observer d’autres sociétés et choisir mes valeurs personnelles.
Je suis parti sac à dos dès les années 70 après avoir étudié quelques langues pour échanger avec les populations locales. Ces périples ont été complétés par des voyages professionnels avec moins de liberté. J’ai pu ainsi constater l’évolution de la situation des violences de terrain dans de nombreux pays et comparer mes expériences et impressions avec les informations venues des médias ou les analyses des sociologues.
Les hasards de la vie ne font pas une statistique mais permettent une unité d’observation et de pensée. Je reste viscéralement non-violent et libre, refusant de transmettre ou de subir des instructions non conformes à ma conscience. Comme Gandhi : « Je refuse la violence organisée que patronne le gouvernement comme la violence inorganisée du peuple ; plutôt que choisir l’une ou l’autre, je préfère être pris en étau entre les deux ».
1 Etats totalitaires, autoritaires et policiers
L’indice de démocratie mondial de l’EIU intègre 60 indicateurs du processus électoral, des libertés civiles, du fonctionnement du gouvernement, de la participation politique et de la culture politique. La France, comme l’Italie et les USA, y est une « démocratie imparfaite », notée à moins de 8. La plupart des pays d’Europe et l’Australie et le Canada sont à plus de 9. En bas on trouve la Corée du Nord, le Congo, la Centrafrique et la Syrie. Le « pays des droits de l’homme » a des progrès à faire !
Sur la confiance accordée par la population à la police, une étude comparative place la Finlande au sommet et la France sous la moyenne, loin derrière la Grande Bretagne et l’Allemagne. Quand les médias claironnent que 70% des français font relativement confiance à la police, ils oublient que 70% des jeunes d’Ile de France -qui les voient beaucoup sur le terrain- s’en méfient. Et leurs interviews de « radio trottoir » sont soigneusement triés. L’accumulation de « bavures » et de présence policière ne restaurera pas la confiance !
La France augmente ses effectifs de « forces de l’ordre » : 150 000 policiers, 100 000 gendarmes, 24 000 municipaux, sans compter les 120 000 vigiles privés. Avec les 7000 militaires qui patrouillent dans les rues, nos rues sont envahies d’uniformes armés. Cela rassure certains et en inquiète d’autres. La France compte 3,3 policiers pour mille habitants, les USA, pays très violent, 3,4 et l’Angleterre 2,1 : ne soyons pas étonnés que les supporters anglais aient été effrayés par le déferlement policier au Grand Stade ! Il y a pire en Europe, la Serbie, avec son pouvoir quasi-autocrate, qui en compte 6 !
En France les menaces pour les libertés publiques et parfois la vie des citoyens ne viennent pas des militaires, mais de « dépositaires de l’autorité publique » dont la population vieillissante, conditionnée par la propagande médiatique qui attise la peur, réclame la présence. Prenons quelques exemples assez récents de drames avec des policiers et gendarmes exécutant les ordres de leur hiérarchie.
D’abord la mort de Rémi Fraisse en 2014 qui manifestait pacifiquement contre un projet de barrage. Sept ans après sa mort, le tribunal administratif a paradoxalement jugé l’État « responsable mais pas fautif » du décès du jeune homme par la grenade offensive lancée par un gendarme. Il a repris la litanie habituelle du ministère de l’intérieur : « les forces de l’ordre ont répliqué de manière graduelle et proportionnée aux violences dont ils faisaient l’objet ». Les témoins et les avocats de la victime dénoncent « une dénégation criante de la réalité ». La bureaucratie judiciaire a condamné l’Etat à verser 45 000 euros de dédommagement, ce qui ne ressuscitera pas la vie perdue, mais il ne faut pas faire perdre la face aux forces de l’ordre !
La mort en 2019 de Steve Caniço, à Nantes illustre un autre drame qui a eu lieu sur un quai. Selon le syndicat Unité SGP Police, c’est « l’endroit par définition où il ne faut pas charger ». Il pointe la responsabilité » du commissaire qui a « commis une faute grave de discernement » en donnant à ses troupes « un ordre aberrant » : « On n’intervient pas à 4 h 30 du matin avec vingt policiers au milieu d’un millier de personnes potentiellement alcoolisées ». C’était une fête de la musique encerclée par la police. Selon les fêtards, les policiers, à l’heure décidée par le commissaire, ont lancé les hostilités avec des tirs de grenades lacrymogènes. Aveuglé ou désorienté, le jeune homme est tombé dans la Seine et s’est noyé.
Après le drame, les autorités ont d’abord parlé d’une disparition, puis après la découverte du corps, une enquête bâclée a relativisé les responsabilités de la chaîne de commandement. Les premières investigations sont toujours faites par d’autres policiers. L’IGPN a pondu 235 pages concluant que l’intervention de la police « était justifiée et n’est pas apparue disproportionnée », et qu’il n’a pas pu être établi de « lien direct » entre cette intervention et la mort de Steve Caniço ! Le journal Libération a enquêté de son côté et dément la version de la police : « L’avancée des policiers, en ligne, à partir de 4 h 31, casqués et armés, ne laisse pas de place au doute, il s’agit bien d’une charge préparée, qui a pour but de disperser le rassemblement festif ».
Le « refus d’obtempérer » est une arme juridique récemment créée en faveur des policiers suite à des incidents où des conducteurs ont foncé sur la police qui voulait les arrêter. Après cette loi, le nombre de tirs par la police est passé en deux ans de 199 à 394, la légitime défense étant souvent invoquée. Comme dans ce drame récent où une passagère de 21 ans a été tuée par balle policière pour un refus d’obtempérer par le conducteur. Je n’ai pas besoin de l’enquête pour me demander en quoi la mort d’une passagère pouvait arrêter un véhicule ?
La France devient-elle un Etat policier ? Selon le professeur Lamizet, la police cherche à accroître sa puissance, dans tous les Etats, à toutes les époques. Dans un Etat policier elle est visible partout et s’impose aux citoyens, manifeste son autonomie face aux pouvoirs politiques et influence les décisions de justice. Or l’administration judiciaire française, faute d’effectifs, est très dépendante de l’administration policière pour ses enquêtes et le pouvoir politique fluctue en fonction des circonstances et de la réaction de ses satrapes (1974, 22/8).
Un vocabulaire instructif est utilisé par les médias : la police « abat » un suspect si elle le tue, mais un chien enragé abattu est « euthanasié ». Quel prix donne notre société à une vie humaine ? Si l’intervention de la police a des conséquences graves, on parle d’une « bavure », comme une simple tache ou trace de métal à nettoyer.
Dans les états totalitaires, la distinction entre l’armée et la police est floue. Le plus gros effectif militaire mondial est celui de la Chine, plus de deux millions d’hommes, deux fois plus que l’inde. Les USA et le Corée du Nord suivent avec environ 1,3 millions de militaires. Les dictatures comme la Corée du Nord affectent 5% de la population à l’armée et l’Erythrée 3,3%. D’autres pays mobilisent plus que la moyenne mondiale, 0,7% pour la Birmanie et l’Iran, 0,6% pour la Russie, 0,5% pour l’Egypte et le Maroc. Les coups d’états militaires fréquents en Afrique ne résultent pas d’armées disproportionnées, mais d’institutions civiles faibles et de populations divisées.
En rapprochant ces chiffres des réalités géopolitiques et des menaces extérieures à ces pays, le noir dessein des autocrates est évident : une armée puissante à sa botte l’aide à étouffer sa population. La France, avec environ 2% de son PNB pour l’armée et 0,3% de sa population, est dans une situation raisonnable, même si une armée européenne serait mieux pour des raisons de sagesse et d’économie. Ainsi, dans notre pays, c’est la dérive policière que nous devons surveiller pour garder nos libertés.
2 Des révoltes très françaises, mai 68 et les gilets jaunes
J’ai pu participer de manière occasionnelle, distante mais toujours pacifique, aux manifestations de 1968 et 2018 avec d’importantes foules dans certaines villes. Je n’y ai pas constaté de violences de rue dues à une masse incontrôlable comme en Inde ou à des meneurs de foule comme dans les insurrections, mais j’ai pu y assister à des violences policières dans des contextes très différents.
Dans ma jeunesse, la France était un Etat autoritaire. La peine de mort tuait d’innocentes victimes d’erreurs judiciaires, l’armée était obligatoire, discréditée pour sa débâcle face au nazisme et sa participation aux guerres coloniales, la politique était dominée par des mâles vieillissants embourbés dans des rivalités partisanes, les entreprises étaient très hiérarchisées et les programmes scolaires sclérosés et centralisés. La société était étouffée par un système pyramidal, mais pas sous l’emprise de l’armée ou d’un autocrate.
Elle revenait de loin après la dictature de Pétain qui envoya la police française collaborer avec les militaires allemands pour rafler nos frères juifs et les envoyer à la mort dans le silence de la population où les résistants étaient rares. Mon grand-père en faisait partie après avoir été un héros de la première guerre. Nous avons connu les privations de l’après-guerre, les Vosges étaient pauvres.
J’ai étudié en internat à Versailles. Nous travaillions beaucoup, je n’aimais pas ces études souhaitées par mon père, mais elles m’ont permis de rentrer à l’école Polytechnique, d’avoir plus de liberté pour gérer ma vie professionnelle et d’observer de l’intérieur la machine militaire en testant mes convictions de pacifiste déterminé. Puis la révolte étudiante a démarré avec le Mouvement du 22 mars et l’occupation d’une salle de conseil des professeurs pour protester contre des arrestations d’étudiants lors d’une manifestation contre la guerre du Viêt Nam. A l’internat, nous parlions beaucoup du mouvement étudiant, et j’ai pu assister à quelques assemblées générales ouvertes à tous et aller à quelques manifestations. Cette révolte spontanée, antiautoritaire prenait ses décisions en assemblées générales ouvertes à tous, ce qui convenait aux étudiants.
Le mouvement de mai 68 a fait vaciller un pouvoir étatique qui semblait solide. Commencé informellement, il a fait boule de neige chez les étudiants avant d’enclencher des grèves sauvages dans les usines. Il a initié une rupture fondamentale dans l’histoire de la société française, une remise en cause de tous les pouvoirs traditionnels, académiques, puis économiques et politiques. La société accumulait les tensions : des fermetures d’usines, 500 000 chômeurs, cinq millions de personnes sous le seuil de pauvreté et la massification de l’enseignement supérieur soumis à pouvoir universitaire autoritaire qui négligea les campus en manque de locaux.
La montée en puissance du mouvement étudiant prit au dépourvu le pouvoir politique et leurs guetteurs (1977, 11/5) comme les partis et syndicats organisés. De Gaulle parla de « chienlit ». Le 3 mai, le recteur de la Sorbonne, sans préavis ni négociation, suspend les cours et appelle la police qui évacue les bâtiments et les environs à la matraque et aux gaz lacrymogènes et procède à de nombreuses arrestations.
Le ton monte entre les pouvoirs et les étudiants qui se défendent face à la police. Dans la nuit du 10 mai au 11 mai, après une manifestation de vingt mille lycéens et étudiants, ils occupent le Quartier latin et dressent des dizaines de barricades qui seront prises d’assaut par six mille policiers. Face à la répression, la population (y compris les professeurs) éprouve plutôt de la sympathie pour les étudiants. A partir du 13 mai, les ouvriers rejoignent la révolte avec une grève générale dépassant celle de juin 1936 du Front populaire.
De mes observations et de ce qu’en disent les historiens et sociologues, ce n’était pas un mouvement violent alors qu’il y a eu jusqu’à 500 000 personnes dans les rues. On parle au total de 5 à 7 morts et 200 blessés graves, la police chargeait en force et les manifestants répliquaient des barricades avec des jets de pavés pris dans la rue. Pour le citoyen de base, il suffisait de ne pas être sur le trajet des policiers pour ne pas être blessé.
Ce mouvement de mai 68 renforça mes convictions de l’inutilité et de la dangerosité des pouvoirs centralisés. J’en ai retenu des slogans que je cite encore comme « Il est interdit d’interdire ! » ou « Soyez réalistes, demandez l’impossible ». Un demi-siècle après, le mouvement des gilets jaunes va lui aussi prendre le pouvoir au dépourvu, rassembler des foules de manifestants hétérogènes arborant tous un gilet jaune et scandant des slogans percutants comme « BAC, brigade anti-citoyens ! » ou d’autres nuls comme « Macron démission ! ».
Au début, je ne pouvais soutenir ces revendications sur le prix de l’essence dans une société avec trop de voitures et de gaspillages ni approuver les blocages de ronds-points qui prennent les citoyens en otage comme ces manifestations de tracteurs et camions ou ces grèves ciblées sur les périodes de vacances dont la France est coutumière. Mais les manifestations vont prendre de l’ampleur avec des défilés du samedi permettant à chacun d’apporter sa petite pancarte et d’échanger avec ses concitoyens et la répression policière va montrer son sinistre visage. L’ONU, le Conseil de l’Europe, et Amnesty International, critiquent une conduite inadaptée du maintien de l’ordre et l’usage d’armes comme les LBD et les grenades de désencerclement. Mêmes les grenades lacrymogènes, abondamment utilisées par la police, peuvent tuer comme la pauvre Zineb Redouane, 80 ans, atteinte à la fenêtre de son appartement marseillais lors d’une manifestation en décembre 2018.
J’ai fait l’expérience de la violence policière par grenade lacrymogène. A Nice ou Marseille, j’avais défilé avec ma petite pancarte naïve sur la liberté, la fraternité et l’amour universel et les policiers n’ont pas gazé la foule. A Lille où la police avait déjà gazé, je me dirigeais vers le lieu de rassemblement avec un petit sac à dos pour ma bouteille d’eau, ma pancarte et mes lunettes de piscine. Deux policiers en civil m’arrêtent, fouillent mon sac et m’interdisent d’aller plus loin avec mes lunettes. Je leur explique calmement qu’à 71 ans j’ai les yeux fragiles, et que je devais me protéger. Peu importe les citoyens âgés et la liberté d’expression et de circulation, les policiers m’ont refoulé, obéissant aveuglément à leurs instructions, comme si je pouvais être un « Black bloc » ! J’ai dû abandonner mes lunettes. Plus tard, sans aucune violence du côté des manifestants, les grenades ont fusé. Je suis parti à la vitesse d’un vieux, ai pleuré abondamment avec des douleurs aux yeux plusieurs jours. La police avait agressé des citoyens laissés sans protection et obéi à des instructions contraires au bon sens.
3 violence urbaine
Notre monde moderne fait face à une surpopulation et à une urbanisation galopante et mal maitrisée. Les mégalopoles et grandes villes concentrent les pouvoirs, beaucoup de policiers, mais aussi de délinquance car les inégalités y sont criantes. Les richesses étalées sont tentantes pour les laissés pour compte qui ne connaissent pas ceux qu’ils dévalisent ou menacent. L’anonymat, l’ignorance de l’autre est devenue la norme, il suffit de prendre le métro parisien et d’essayer de saluer les autres passagers pour s’en rendre compte.
A cela s’ajoute le fléau des drogues. Les petits dealers et les consommateurs ont marqué des territoires dans la ville où ils font leurs petits trafics. J’ai habité près d’une station de métro du onzième où le ballet de petits sachets faisait partie du spectacle quotidien. Partout dans le monde, les politiques répressives (bonnes pour gagner des élections), se sont avérées catastrophiques pour la société, augmentant la violence et les morts sans arrêter le business. Au contraire car la hausse du prix des substances ne fait qu’enrichir les mafias de la production à la distribution. Traiter le hashish comme le tabac, ce que font d’autres pays, serait plus avisé.
Les grandes villes n’ont pas le monopole de la délinquance, mais chaque ville pose des problèmes très différents aux polices. Aux USA, Etat fédéral, il y a le FBI, qui s’occupe de police judiciaire, de renseignement intérieur et des affaires interétatiques, mais la plupart des missions courantes sont assumées par les polices des Etats dont certains responsables sont élus. J’ai vécu un temps à Detroit et Berkeley, des villes très contrastées.
Detroit était une agglomération très difficile, cinq millions d’habitants majoritairement afro-américains, ravagée par la crise des fabricants d’automobiles, découpée en quartiers très contrastés et communautaires et le centre-ville était constellé d’immeubles en ruine où s’activaient de petits trafiquants de drogue. C’était la ville la plus dangereuse des USA avec des prédicateurs protestants s’égosillant dans leurs églises et des sirènes de police omniprésentes. Quelques décennies plus tard, la ville a fait faillite après avoir découragé de nombreux résidents. Berkeley, ville cosmopolite connue pour son université avec 100 000 habitants, a une situation agréable surplombant la baie de San Francisco, des quartiers propres et de jolies maisons individuelles sans luxe extravagant. La gestion policière de cette ville paisible était simple.
J’ai habité à Singapour et à Hong Kong et voyagé en Chine. Singapour, ville-Etat longtemps gérée par un autocrate imposant des lois et une présence policière envahissants. Il anesthésiait la population par la réussite économique, l’organisation impeccable des transports et parcs publics et une délinquance très limitée. Elle acceptait sa perte de libertés, mais j’étouffais dans cette ville. Hong Kong, autre ville chinoise, était avant la rétrocession une fourmilière surpeuplée d’un incroyable dynamisme. Certes, de puissantes mafias contrôlaient les trafics de drogue et les salles de jeux en sous-sol, mais la vie y était plaisante. La délinquance de rue était rare et la police discrète et courtoise. Rien à voir avec la police de Canton que j’ai vu bastonner les voyageurs quand les files d’attente du train n’étaient pas assez rectilignes à leur goût. Hong Kong est maintenant sous le joug du prince de Pékin qui a écrasé la démocratie et la liberté, beaucoup de résidents se sont exilés ou regrettent le passé.
A Paris, lors de manifestations du 1er mai 2018, nous avons eu l’affaire Benalla, une affaire d’État jugée très grave pour 46 % des sondés. Les vidéos ont montré cet homme de la protection rapprochée du président tabassant sans vergogne des manifestants alors qu’il n’était pas policier. La justice l’a condamné en 2021 à trois ans de prison dont un ferme pour violence, usurpation de fonction, faux et usage de faux. Cet épisode a confirmé la désinvolture avec laquelle la verticale du pouvoir français traite les questions de violence et les victimes civiles.
La situation parisienne varie d’un quartier à l’autre, elle est très difficile dans certaines banlieues. C’est grâce au sociologue Bourdieu que j’ai compris l’importance de l’urbanisme dans les injustices sociales et les violences urbaines. J’ai décidé d’habiter une année à Montpellier dans le quartier de Mosson pour vivre l’expérience de terrain d’une banlieue surpeuplée, avec des tours dégradées, une jeunesse souvent désœuvrée et une population quasi-exclusivement musulmane ou gitane. Ce quartier surpeuplé fut créé en périphérie pour y entasser à la hâte des harkis réfugiés de la guerre d’Algérie. Montpellier, sous la houlette d’un maire visionnaire choisit l’expansion démographique et les investissements publics dans les transports, les parcs, la culture, ce qui a gonflé les recettes municipales et la ville investit dans la rénovation urbaine. Des tours insalubres sont dynamitées et remplacées par des logements sociaux de qualité. Le processus n’est pas terminé, mais l’ambiance y est devenue plus paisible. Il y a quelques incivilités comme des incendies de poubelles, les habitants jettent encore leurs déchets dans la rue, et les jeunes font du bruit avec leurs deux roues ou leurs voitures. Mais la police intervient très peu et il n’y a pas cette ambiance tendue avec la jeunesse qu’on voit ailleurs.
Une gestion appropriée des forces de police doit donc être décentralisée pour l’adapter à la situation de terrain de chaque commune et quartier, surtout en France où la population est attachée aux libertés publiques, à la liberté d’expression individuelle et collective comme celle de manifester
4 Polices touristiques et Grand Stade
Un jeune sac à dos n’est pas le touriste le plus intéressant pour les pays qui accueillent des voyageurs, mais j’ai vu se développer partout des polices touristiques à la grande satisfaction de tous car ils sont formés pour faciliter la vie des étrangers de passage. Cela commence par l’accueil bienveillant aux frontières, la disponibilité pour informer, prévenir et aider face aux voleurs à la tire dont ils connaissent toutes les ficelles. Je n’ai jamais hésité à m’adresser à eux, même s’ils ne pouvaient pas faire grand-chose quand je fus victime de pickpockets au Pérou ou à Canton. J’ai appris à être très vigilant lors de mes voyages.
Par contre, beaucoup de touristes se font détrousser en France et parfois agresser, ils ne se sont pas préparés, pensant être dans un pays sûr. Si nous avions une police touristique, elle pourrait prévenir les voyageurs, leur donner de bons conseils et aider la police classique à mieux museler les petits délinquants des lieux touristiques. La honte de la France, c’est la manière dont nous accueillons les étrangers, surtout ceux qui fuient la violence et la misère de leur pays. Leur accueil se fait dans la rue, et quand ils s’abritent dans des tentes, des individus (agents de l’Etat ou hommes de main ?), viennent lacérer leur misérable abri comme à Calais.
Comment pouvons nous proclamer que nous sommes le pays de la fraternité et des droits de l’homme et du citoyen, donc de tous les hommes quels que soient leurs papiers ? Voici ce que nous dit la Parole de 1974, citée au post 42 : « dis aux étrangers : je vous aime avant de vous connaître, avant que vos têtes aient affleuré l’horizon, j’ai dressé la table pour vous restaurer ». La France a fait son histoire et sa grandeur parce que c’était un grand pays d’immigration. Cela continuera, que nous le voulions ou non, la mort par noyade ou étouffement n’arrêtera pas des humains résolus à braver les frontières et les murs quelle que soit leur hauteur.
La conséquence de ce refus de l’étranger attisé par beaucoup de politiciens et de médias, c’est la marginalisation de beaucoup de jeunes sans papiers qui pourraient travailler et enrichir notre nation, c’est la forte croissance des conduites sans permis et des petits dealers de drogue qui trouvent là une activité risquée mais rémunératrice. Le polémiste Mélenchon sait faire parler de lui et a tweeté : « La police tue, à quand la honte ? », ce qui a fait scandale. L’incohérence ne le gêne pas pour grapiller des voix même s’il ne mange pas à la soupe de la xénophobie, car dans son programme, comme tous les autres partis, il réclame encore plus de policiers sans rien dire sur leur sélection et leur formation. Le FBI ne recrute que 2900 policiers pour 115 000 candidats !
Le fiasco du stade de France est révélateur du dysfonctionnement de la police française et de sa verticale du pouvoir. Nos amis étrangers ont été choqués par le chaos, certains avaient un billet et n’ont pu entrer. L’opinion publique européenne n’oubliera pas les images du bombardement policier de gaz lacrymogènes vers des familles venues assister à un match de foot avec leurs enfants. La désinvolture du ministre de l’Intérieur face à la commission d’enquête du Sénat est scandaleuse et en 2020, devant l’Assemblée nationale, il s’improvisait sociologue : « Quand j’entends le mot ‘violences policières’, moi personnellement je m’étouffe. La police exerce une violence, certes, mais une violence légitime. C’est vieux comme Max Weber… la force reste à la loi de la République et pas à la loi des bandes ou des communautés «
La police française, par son organisation, sa composition, son manque de formation, l’impunité en cas de dérive, est un réel problème pour les citoyens. Quand j’en vois de loin, je m’en méfie, même si je ne résiste par parfois au plaisir de regarder sévèrement d’abord la batterie d’armes qu’ils portent puis leur visage. Et c’est pire avec les policiers municipaux qui se multiplient et entravent ma liberté d’expression garantie par la Constitution. Je parle de Dieu à Bordeaux avec un petit flyer que je montre. Je les vois me guetter pour m’interpeller si j’ose le donner à un passant intéressé et me taxer au nom d’un règlement municipal qui interdit la « distribution de tracts ». Rien par terre, pas d’attroupement ni d’éclat de voix, aucun « trouble à l’ordre public », mais ils exhibent leur pouvoir.
Comment pourrais-je par expérience ne pas voir la police omniprésente comme une nuisance plutôt que comme une force de protection ? J’aurais pu avoir besoin d’eux après des cambriolages, deux à Paris et un en Gironde. A Paris, l’appartement a été fracturé par des squatteurs de l’appartement du dessus, laissé en déshérence par son propriétaire, qui grimpaient par la fenêtre. Quand un propriétaire veut libérer son appartement, sauf si la presse s’en mêle, la police n’intervient pas, pas plus que pour s’occuper sérieusement des cambriolages. Notons que le mouvement des black bloc, redouté par la police, a démarré par des squatteurs de Berlin.
Quand l’organisation pyramidale asservie aux pouvoirs en place de la police française se réinventera-t-elle ? En contraste, l’armée française a fait des progrès considérables depuis ma jeunesse. Elle s’est professionnalisée et forme sérieusement ses recrues. Quand j’entends d’anciens hauts gradés parler de la guerre en Ukraine, leurs réflexions sont étayées, beaucoup moins superficielles ou bellicistes que certains journalistes.
Les dysfonctionnements de la police sont un exemple frappant de la nécessité de déconcentrer le pouvoir de l’Etat en fonction des sujets traités et de la situation locale.
5 Violence légale ou légitime ?
Revenons aux propos du ministre sur la violence légitime. Dans la logique juridique, la violence légale est liée à l’Etat qui fait les lois et l’exerce en interne au nom de l’ordre public et en externe en temps de guerre. La violence n’est légitime que si elle est considérée comme telle par la population en fonction de la situation réelle, or la légitime défense est difficile à définir.
Historiquement, la violence dans l’humanité a d’abord été la loi du plus fort, et les mâles belliqueux décidaient de son usage. Avec le développement des villes et de zones peuplées, la violence organisée est née avec des milices puis des armées mises au service du prince et obéissant à leurs hiérarchies. De nos jours les violences massives sont causées par les guerres et les « progrès » de l’armement amplifient ces calamités.
Les philosophes ont des positions opposées sur la légitimité de la violence étatique. Hobbes et Weber l’approuvent comme un outil indispensable de l’Etat pour protéger les hommes des violences privées. Tolstoï, Gandhi, Hannah Arendt ou Michel Foucault et certains courants anarchiques la récusent en dénonçant ses dangers. L’Etat policier totalitaire étudié par Arendt ne s’encombre pas de se justifier pour utiliser la violence, mais l’Etat démocratique cherche un équilibre entre l’impératif de force et l’exigence de légitimité. Les autocrates ont parfois recours aux militaires pour s’imposer à la population, mais c’est généralement la police officielle ou d’obscurs services comme le FSB en Russie qui s’y emploient.
Aux USA la puissante armée n’est pas un danger pour les civils, ce sont parfois les polices d’Etat, mais surtout leurs concitoyens. Il y a plus d’armes à feux que d’habitants et le lobby des armes, la NRA, dévoie le deuxième amendement de la Constitution (qui affirme la liberté de s’armer mais dans le cadre de milices citoyennes). Les zones où sévissent les idéologies de suprématistes blancs pourvus de fusils d’assaut sont dangereuses pour tous. Et face aux tueries collectives l’ex-président Trump propose comme solution de porter encore plus d’armes, y compris pour les enseignants, ce que beaucoup d’américains approuvent !
En France, l’« ordre public » est invoqué pour justifier les débordements de violence par les « titulaires d’une autorité publique ». Les tensions s’amplifient à cause des inégalités économiques croissantes et de l’étouffement de la liberté par l’omniprésence de lois et de policiers soumis au puissant ministère de l’intérieur qui dispose d’un bataillon de préfets. Les policiers subissent l’influence du travail en groupe, rarement pacificatrice, et sont difficiles à tempérer s’ils ont un sentiment d’impunité, même si la légitimité de leurs actions est évaluée par les policiers de l’IGPN ou les tribunaux. L’opinion publique commence à mieux comprendre la réalité de la violence d’Etat avec les vidéos d’amateurs et témoignages qui dévoilent ce que le pouvoir voudrait occulter. Donc la multiplication d’agents de l’Etat armés circulant sur la voie publique entraîne statistiquement l’augmentation du risque de morts et blessés, en plus de la perte de liberté citoyenne.
Le match au Grand Stade cumulait trois facteurs de risque : beaucoup d’étrangers ignorant le niveau de délinquance de cette banlieue difficile, une foule échaudée à l’approche de ce match de foot et des jeunes prêts à tout pour entrer si les circonstances le permettaient. Une police efficace se serait préparée en amont avec des unités spécialisées travaillant en collaboration, une police touristique pour accueillir les spectateurs étrangers, une police spécialisée dans la petite délinquance surveillant les déplacements en direction du Grand Stade et une police de maintien de l’ordre veillant à éviter le chaos à l’entrée.
Le président réélu est fin tacticien et bon gestionnaire, mais il ne se préoccupe pas assez de protéger les citoyens de la violence comme dans l’affaire Benalla, ou par son soutien à un ministre de l’intérieur dans le déni face aux violences policières. Indépendamment du président en exercice, il faut réformer la verticale du pouvoir qui part de la police et va jusqu’à lui pour améliorer nos performances comme démocratie.
Au lieu de se limiter à chercher des coupables et à les punir, policiers ou citoyens, il faut s’attaquer aux causes de la violence dans les lieux publics, d’où qu’elle provienne et y améliorer la liberté de circulation et d’expression dont la dégradation est flagrante. Il faut stopper la spirale de perte de confiance des jeunes à l’égard de la démocratie électorale, de ceux qu’elle propulse au pouvoir, et des forces de l’ordre qu’elle est censée piloter. La légitimité, contrairement à la légalité des juristes, c’est le peuple qui la détermine.
Simple citoyen peu au fait de l’organisation policière mais attaché à la liberté, je pense qu’après l’institution d’une HACRI (haute autorité citoyenne pour les réformes institutionnelles), la première urgence serait d’instituer une HACELP (haute autorité citoyenne pour l’évaluation des libertés publiques) qui serait force d’analyse et de proposition pour améliorer le bonheur national (cf. post 46).