La Bête du pouvoir est l’alliance entre les clergés religieux et les pouvoirs profanes, politiciens, financiers, militaires et leurs suppôts serviles. L’Iran est un exemple flagrant des calamités qu’engendre leur collusion. Ce post continue la série de quatre posts (63 à 66) consacrée aux espérances portées par l’insurrection iranienne. Les femmes iraniennes se révoltent contre leur statut que rien dans le Coran ne permet de justifie.
L’Iran est peuplé de 85 millions d’habitants de cultures et langues variées. C’est un Etat nation pour l’ONU. Mais la conscience collective des peuples qui l’habitent garde le souvenir de sa grandeur impériale passée. Elle ne supporte pas l’ingérence de puissances étrangères. Les dynasties s’y sont succédées, ses capitales ont été déplacées, mais l’empire perse a perduré pendant deux millénaires et demi. Les autres empires anciens ont disparu, égyptien, babylonien, grec, romain, ou amérindiens. Ils sont devenus des états nations modestes. Les empires coloniaux européens ont suivi la même évolution.
En 1979, le dernier empereur d’Iran, le Shah, fut chassé du pouvoir par un soulèvement populaire et remplacé par l’ayatollah Khomeini. La force persistante de l’Iran ne résulte pas de sa dynamique démographique et commerciale comme la Chine, ou économique et financière comme les USA actuels. Mais de la puissance de son pouvoir et de ses guerriers, de sa localisation stratégique au cœur de l’Eurasie et de sa capacité à administrer la diversité de ses peuples. Et de nos jours de sa richesse pétrolière.
L’empire perse succède aux empires de Babylone et de Ninive comme puissance dominant la région avec les conquêtes de Cyrus en – 550. Il organisa un empire multiculturel qui a su absorber ses conquérants comme les grecs d’Alexandre, les scythes, puis les arabes en 637. Ils ont imposé l’Islam comme religion de l’empire remplaçant le zoroastrisme. Après sa prise de pouvoir en 1979, l’ayatollah Khomeiny fait de l’Iran une dictature cléricale.
C’est la plus expérimentée et la plus résiliente des Bêtes du pouvoir (post 60). Mais elle s’effondrera peut-être grâce à la dynamique de résistance de sa jeunesse éduquée. Contrairement à la Russie, à l’Europe et à la Chine, l’Iran est comme l’Afrique, les pays arabes ou la Turquie un pays jeune et sa population a décuplé depuis la Révolution de 1906.
1 Grandeur et déclin de l’empire perse
Le Moyen Orient était une mosaïque de peuples en rivalités guerrières, stabilisée au fil des guerres dans de grands empires successifs. Le premier, celui de Babylone, fut fondé à l’époque d’Abraham (vers -1850) par le roi Hammourabi, auteur du premier code écrit en cunéiforme. L’empire assyrien le vainquit en -743, détruisit Babylone et ses idoles et dispersa ses peuples en -689. Le roi Nabuchodonosor, un personnage biblique, prend sa revanche sur les assyriens vaincus par son père en -609. Il constitue un empire plus puissant en écrasant les égyptiens et leurs alliés judéens qu’il déporte.
Les Mèdes, signalés dès – 900 dans les écrits babyloniens comme de petits royaumes iraniens, se développent. Ils détruisent Assour en – 614 puis Ninive et constituent un empire englobant Perses et Elamites. Cyrus II est le fondateur de l’empire achéménide avec Pasargades comme capitale. Il conquiert l’Asie Mineure jusqu’à la mer Égée après avoir soumis les Mèdes, défait Crésus de Lydie (-546) et Babylone (-539). Habile et tolérant, il restitue aux mésopotamiens leurs idoles et permet aux Juifs de rentrer à Jérusalem pour reconstruire leur Temple (-538). L’ONU attribue au cylindre de Cyrus écrit après la victoire sur Babylone un statut de prédécesseur des déclarations des droits de l’homme, Cyrus est aussi un personnage respecté de la Bible.
Sous la dynastie sassanide (226-651) fondée par Artaxerxés, l’empire perse n’avait que l’empire byzantin chrétien comme rival guerrier et religieux. Il dominait l’Iran, toute la Mésopotamie, la Méditerranée de la Turquie à l’Egypte et la côte arabique. Après les conquérants arabes et les dévastations des mongols, la dynastie turque séfévide (1501-1736) fait du chiisme duodécimain la doctrine officielle et d’Ispahan leur capitale. Les Qadjar (1796-1925), une dynastie de turkmènes, la remplace par Téhéran.
La civilisation persane s’épanouit à nouveau avant de décliner au 19ème siècle avec les rivalités féodales et l’immobilisme de la classe sacerdotale. Les affrontements entre factions chiites permettront aux empires rivaux dans la région, la Russie et l’Angleterre, d’y imposer leur domination militaire. Entre 1849 et 1873, l’armée russe occupe plusieurs régions au Nord de l’empire perse qui reconnait la perte de ces territoires par le traité d’Akhal en 1881. En 1897, le souverain Qadjar est assassiné par un partisan de al-Afghani qui s’indignait au nom du panislamisme de la décadence des pays musulmans soumis aux puissances européennes. L’Etat Iranien avait offert des concessions à la Grande-Bretagne et emprunté à la Russie en finançant les remboursements par les recettes douanières.
L’événement précurseur de la Révolution de 1906 est une révolte populaire en 1903-1904 aux marges de l’empire, à Tabriz, dans l’Azerbaïdjan iranien contre le régime des capitulations. Elles provoquent la montée des prix et les actions des douaniers belges excèdent le peuple. Elle est réprimée violemment et deux dignitaires religieux sont tués en juin 1906. Leurs funérailles sont rapprochées du « martyr » de l’imam Hossein face aux omeyyades et initient une mobilisation populaire générale. Opposés à la dynastie, pour affaiblir Téhéran, les dignitaires religieux émigrent vers la ville sainte de Qom en faisant référence à l’hégire du prophète Muhammad.
Quand le Shah qadjar, contesté de toutes parts, signe dix jours avant sa mort un décret constitutionnel établissant un Parlement en 1906, il met fin à près de trois millénaires de monarchie absolue pour passer à une monarchie constitutionnelle. Le Majlis est une assemblée de notables élus détenant le pouvoir législatif, un contre-pouvoir dialoguant avec la population. Des associations provinciales et des mairies sont créées. Cette révolution constitutionnaliste est une innovation pour tout le Moyen-Orient. L’Iran est le premier pays musulman à se doter d’une Constitution et d’un Parlement.
2 La révolution constitutionnaliste de 1905-1911
L’insurrection populaire de Tabriz fut relayée par d’autres éclatant dans tout le pays. Elles furent menées par une poignée d’intellectuels libéraux éduqués en Europe et doublement influencés par les idées démocratiques et par la tradition impériale iranienne. La situation économique est catastrophique. Les russes et les anglais pillent le pays après avoir écorné son territoire, le pain manque. Le Shah finance par emprunts ses voyages dispendieux. Les révolutionnaires nationalistes demandent plus de liberté politique et un respect de l’intégrité territoriale iranienne.
L’autre composante déterminante de l’opposition est le clergé chiite, devenu un levier de pression politique au début du 19ème siècle en protégeant le peuple contre les exactions de l’Etat. La croissance rapide des centres d’études théologiques aide les clergés à asseoir leur pouvoir sur une peuple illettré à 95%. Mais ils ne sont pas en position de force face au pouvoir monarchique. Leur ennemi commun était cette dynastie considérée comme responsable des ingérences coloniales car le nouveau Shah était antidémocratique et soutenu par l’empire russe.
Les Britanniques favorisent la monarchie constitutionnelle de 1906 pour gagner de l’influence dans le Majlis. Ils soudoient des députés qui élaborent une Constitution signée par le monarque. Elle est complétée en 1907 sous la pression du sheikh Nuri qui s’oppose aux constitutionalistes au nom de l’intégrisme religieux. Il introduit un aréopage de cinq mojtahed, cooptés par le Parlement et le haut clergé avec droit de veto sur toutes les décisions de l’Assemblée (comme dans la Constitution de 1979 pensée par Khomeini). Dans cette Constitution amendée en 1925, 1949, 1957 et 1967, les pouvoirs du Shah restent très vastes. Il nomme le Premier ministre et les membres du cabinet, convoque et dissout le Parlement, nomme les juges, commande les armées, mène la politique internationale. Il peut déclarer la guerre et signer la paix. Sa signature doit être apposée sur chaque loi. La Constitution stipule aussi qu’aucune loi ne peut aller à l’encontre des « principes islamiques ».
Le sheikh sera exécuté quelques mois plus tard par le Shah qui impose la force armée avec le soutien des dominateurs russes et anglais qui se sont accordés sur leurs zones d’influence en 1907. Il fait bombarder le Parlement en 1908 et arrête les députés, les journalistes et les religieux qui s’opposaient à lui. Tabriz résiste et déclenche un mouvement de soutien aux constitutionalistes en Iran et en Europe. Les monarchistes se divisent et en juillet 1909, une foule peu encadrée prend le pouvoir à Téhéran. Les révolutionnaires exécutent sur la place publique un grand théologien de Téhéran. Les dirigeants politiques de la Révolution sont dépassés. Le pouvoir reprend le contrôle sur les mouvements populaires spontanés.
La réapparition des courtisans, des nobliaux, et des grands propriétaires terriens avides d’argent et de pouvoir, la première guerre mondiale, les grandes famines, l’incapacité du gouvernement à garantir les besoins minimaux du peuple, et le mécontentement grandissant de la nation sont déterminants dans la chute de la dynastie Qadjar. La nouvelle dynastie Pahlavi, au pouvoir de 1925 à 1979, n’est pas turcophone comme les Qadjar mais persanophone. Ses empereurs engageront l’indispensable modernisation du pays, économiquement figé et déstabilisé par les puissances européennes.
Elle ne permet pas à l’aréopage des cinq religieux de s’opposer aux réformes. Mais la nation iranienne reste profondément divisée entre des lignes politiques incompatibles et finira par abolir la monarchie en 1979. Les tensions sont également régionalistes, avec le Parti démocratique du Kurdistan d’Iran, favorable à l’autonomie et à la promotion de la langue kurde. Et le Komala, plus proche du marxisme et militant pour une réforme agraire, la défense des droits des travailleurs, et la réduction de l’influence des chefs tribaux. Au Nord du pays, ils seront déterminants dans le renversement du régime.
3 Les Pahlavi, dernière dynastie de l’empire
Le fondateur de la nouvelle dynastie, Reza Khan, est un vigoureux officier cosaque qui aura six épouses. Un coup d’état organisé par Seyed Tabatabai avec l’accord plus ou moins explicite du Shah Qadjar et le soutien de Reza lui permet de devenir premier ministre en 1921. Reza devient chef des armées. Le programme de Tabatabai est de réformer la justice, améliorer les conditions de vie des ouvriers et des paysans en redistribuant les terres, construire des écoles, développer l’économie, créer des plans locaux d’urbanisme comme en Europe et normaliser les rapports avec les pays étrangers. Il doit affronter une petite classe d’oligarques s’appropriant la richesse du pays.
Les réformes étaient vitales pour un Etat en quasi faillite, une population vivant à 90% de l’agriculture de subsistance, exploités par les grands propriétaires fonciers dont les clergés faisaient partie. Les résistances aux réformes et les manœuvres de politiciens comme Mossadegh lui coutèrent sa place. Après des premiers ministres éphémères, le Parlement nomme à ce poste Reza en 1923. La Constituante vote en octobre 1925 la déchéance du Shah Qadjar considéré traditionnellement comme « l’ombre de Dieu ». Il intronise en décembre Reza comme nouvel empereur, couronné en 1926.
Reza père commence par asseoir la souveraineté nationale. Il fait passer une loi pour réglementer l’importation du sucre et du thé contrôlés par les anglais et encadrer l’exploitation minière. Il fait construire une ligne ferroviaire, le Transiranien et négocie avec une compagnie américaine la construction d’une ligne vers la mer Caspienne. Il dote la société de services modernes, de codes de lois inspirés des européens, avec une égalité des sexes, tout en cherchant à promouvoir la culture perse. Il impose ces changements rapides avec autoritarisme, tente de supprimer le féodalisme et le tribalisme iranien. Fin 1935, la réforme de la « Libération des femmes iraniennes » impose aux étudiantes de retirer leur voile à une époque où la majorité des femmes avait l’habitude de se couvrir les cheveux. Ceci bouleverse les masses paysannes endoctrinées par les clergés.
Les russes et les anglais soupçonnent le Shah d’être favorable à Hitler. Ils envahissent l’Iran en 1941, et le contraignent à abdiquer. Il lègue la couronne à un de ses fils avec comme premier ministre Foroughi, un homme expérimenté et habile qui a rédigé la lettre d’abdication. Celui-ci fait parvenir aux envahisseurs les clauses d’une paix, signée le 30 août. Il savait qu’ils refuseraient de reconnaître le nouveau Shah et fait prêter serment au prince héritier avant que leurs troupes n’investissent la capitale. Le chah et Foroughi arrivent au Parlement élu, et à 15h10, le prince héritier prête serment et devient empereur. A 16h les envahisseurs investissent Téhéran, trop tard pour déposer le nouveau chah au risque de s’aliéner la population.
Le 6 février 1941, Roosevelt avait déclaré que les Américains viendraient en Iran en défendant l’intégrité territoriale et l’indépendance du pays. Foroughi signe dès le 8 septembre 1941 un accord sur deux zones d’occupation provisoire, les rives de la Caspienne par l’Armée rouge et les champs pétroliers par les britanniques avec des concessions avantageuses pour la durée de l’occupation. Le transit des cargaisons militaires britanniques vers l’URSS est facilité. Il négocie l’accord tripartite du Parlement iranien le 29 janvier 1942 qui confirme l’intégrité territoriale de l’Iran et le retrait des troupes soviétiques et britanniques six mois après la fin de la guerre. L’Iran collabore avec les pays alliés sous tous les fronts, et déclare la guerre à l’Allemagne officiellement en 1943.
Le pouvoir symbolique du jeune Shah le rend populaire, car il n’est responsable devant personne. Il organise le 8 septembre 1943 la conférence de Téhéran où il reçoit de Gaulle qui admire l’élégance diplomatique du Shah et l’histoire multimillénaire la Perse. C’est le début d’une entente cordiale entre les deux hommes. Les alliés quittent le pays. Mais Staline est plus récalcitrant à évacuer et soutient militairement des mouvements séparatistes.
Après une offensive diplomatique orchestrée par le Premier ministre, le jeune monarque gagne en prestige et devient le symbole de l’unité nationale retrouvée. Il négocie l’arrêt du soutien soviétique aux régimes séparatistes en contrepartie d’une révision de la loi pétrolière antisoviétique. Ceci lui permet de poursuivre la campagne militaire dans les provinces rebelles. Le Shah pacifie les relations de la monarchie avec le clergé en invitant à rentrer en Iran l’ayatollah Shariatmadari, figure nationale du chiisme, puis le grand Ayatollah Boroudjerdi.
L’Iran au sortir de ces années d’occupation et de crises est un pays au bord de la ruine, 11 tonnes d’or de la Réserve nationale de la Banque Nationale d’Iran ont été versés aux soviétiques en 1945. C’est grâce aux américains que l’économie iranienne pourra se remettre à flot. Le Shah effectue un voyage aux États-Unis en 1949 pour promouvoir l’agriculture iranienne, l’investissement dans les infrastructures de base comme les systèmes d’irrigation et de drainage, la remise en place d’un système de santé. L’Iran est le deuxième État à majorité musulmane, après la Turquie, à reconnaître l’État d’Israël le 14 mars 1950.
4 La difficile négociation avec les anglais après la nationalisation du pétrole
Le 29 avril 1951, Mossadegh devient premier ministre et entreprend d’importantes réformes, d’abord la nationalisation du pétrole qu’il négocie mal avec des britanniques intransigeants, puis la création de la sécurité sociale et la réforme agraire. Jusqu’en 1953, Mossadegh signera 200 décrets-lois, la plupart bien pensés, mais à cause du manque d’argent quasiment aucune ne sera mise en place. Car ce qui plombe l’économie du pays, c’est la compagnie pétrolière contrôlée par les britanniques, l’AIOC, un véritable Etat dans l’Etat. Le pays ne touche que 8 % des bénéfices, alors qu’en Arabie saoudite, l’ARAMCO conclut un traité en 1950 répartissant à 50/50 les bénéfices entre les compagnies du cartel américain et le pays.
Les britanniques font pression et effectuent des manœuvres militaires à Chypre et en Irak. Mossadegh voyage aux USA et est accueilli par le président Truman. Les américains finissent par lâcher les britanniques qui rapatrient tous les employés de l’AIOC alors que l’Iran souhaitait garder les techniciens qualifiés. La situation se détériore faute de personnel compétent, des puits ferment ou brûlent. Les britanniques décrètent un embargo total sur le pétrole iranien. De 54 millions de tonnes en 1950, les ventes tombent à 132 000 tonnes en 1952. Le parti communiste russe agite la rue et la situation devient confuse. Le Shah doit s’enfuir à l’étranger après avoir signé la nomination du général Zahedi comme premier ministre.
Face à cette crise, la rue se divise en deux camps, les pro-Shah et les pro-Mossadegh. Finalement, le grand ayatollah Boroudjerdi, autorité suprême du chiisme, ainsi que les ayatollahs Behbahani et Kachani, finissent par dire à leurs partisans de se rallier à Zahedi et au Shah. Le Shah prend conscience de son appui populaire, militaire et religieux, et s’affranchit de la pratique constitutionnelle de consulter le Parlement avant de nommer un Premier ministre. Eisenhower envoie le 22 août 45 millions $, officiellement pour avoir résolu la crise en rompant avec l’intransigeance de Mossadegh, puis 60 millions pour équiper l’armée.
Après de longues négociations menées par Ali Amini avec un consortium de compagnies pétrolières internationales, des solutions sont trouvées. L’extraction et le traitement ainsi que la distribution des produits pétroliers seront réalisés par plusieurs sociétés, dont la Shell des Pays-Bas, des américaines et la CFP française. Deux sociétés sont créées avec un siège en Iran selon le droit néerlandais et une autre à Londres et les bénéfices des sociétés reviennent à 50 % à l’État iranien.
Le Shah fut victime de tentatives d’assassinat. Sa dérive autoritaire s’accentue avec la création en 1957 de la sinistre SAVAK, un service de renseignements qui se comporte en véritable police politique face à la menace communiste qui crée une véritable paranoïa chez les officiels impériaux (sans que le Shah soit directement impliqué). On est en pleine guerre froide et l’Iran récuse en 1959 le traité d’amitié soviétique-iranien de 1921 donnant aux soviétiques le droit de disposer des troupes en Iran. Il signe avec la Turquie et le Pakistan un accord de défense bilatéral avec les USA.
Mais quand le Shah lance fin 1959 une réforme agraire, il provoque une inflation difficile à juguler. Le FMI, chargé de faire un rapport, diagnostique que l’Iran veut aller trop vite et endommage son économie. Mossadegh n’était pas favorable à la redistribution des terres de la Couronne aux agriculteurs. Mais le projet tient à cœur au souverain, qui le confirmera dans ses mémoires.
5 La Révolution Blanche de 1963 et l’agitation politique de Khomeini
Afin de briser la résistance des grands propriétaires fonciers et du clergé contre les réformes, des experts économiques iraniens développent un concept de réforme économique et sociale. La « Révolution du roi et du peuple », veut transformer un pays agricole féodal en un État industriel moderne en quelques années. Elle lance une grande réforme agraire, constitue le corps de l’armée du savoir pour alphabétiser les populations, établit le suffrage universel (les femmes deviennent éligibles), le partage des bénéfices pour les travailleurs des entreprises. Il met en place un examen professionnel pour les mollahs, en rupture avec les vieilles traditions religieuses.
Du 9 au 12 janvier 1963, le chah réaffirme dans son discours au Congrès des coopératives agricoles sa volonté de rénover en profondeur la société. Il est acclamé et de nouvelles manifestations en faveur des réformes éclatent. Le 27 janvier, un référendum proposant un programme en six points est organisé et massivement approuvé par 5 598 711 voix contre 4 115. Ce résultat délégitime les discours des opposants aux réformes. Dont les chefs de tribus et le clergé mené par Khomeini qui entre en rébellion contre le pouvoir. Il prétend que ces réformes sont dirigées contre les projets de Dieu et appelle les fidèles à boycotter le vote, sans succès. Il injurie le Shah, et oriente son discours contre Israël. A l’occasion des manifestations chiites d’auto-flagellation de l’Achoura, le 3 juin 1963, il menace le pouvoir d’un soulèvement imminent. La peur gagne la capitale où des pillages ont lieu, menés par la pègre qui reçoit des pots-de-vin des partisans de Khomeini. La révolte est écrasée : on dénombre 68 morts et 400 arrestations sur les 5000 participants à Qom.
Sur Khomeini, le gouvernement se divise, le chah suit l’avis des partisans de l’apaisement, dont le chef de la SAVAK. Il est relâché en août et rentre à Qom. En pleine guerre Froide, l’Iran accorde en octobre 1964 des privilèges juridictionnels aux Américains travaillant en Iran et Khomeini les dénonce dans ses prêches en les comparant aux capitulations signés par les Qadjars avec la Russie et le Royaume-Uni. En novembre, il est de nouveau arrêté et le ministre Nassiri organise alors son exil pour l’Irak.
En 1965, le Parlement accorde au Shah, pour services rendus à la nation, le titre de Lumière des Aryens. En 1967 ont lieu les cérémonies fastueuses du sacre impérial. Il a attendu 26 ans. Tant qu’il ne sentait pas l’Iran développé économiquement et socialement, il ne voulait pas « être couronné devant un peuple encore pauvre et en partie illettré ». Il se rapproche progressivement de l’URSS puis de la Chine. Sa politique permet une croissance économique forte, 9%/an de 1962 à 1968, 25 %/an à la fin du Ve plan en 1977. Mais elle s’accompagne de corruption, d’inégalités sociales et d’effets économiques pervers. Un fossé économique, social et culturel se crée entre l’élite urbaine occidentalisée et les masses rurales sensibles aux prêches de Khomeini.
Les opposants en profitent, les intellectuels de gauche laïcs organisent des débats politiques. En 1978 les fondamentalistes chiites donnent de la voix. De plus en plus dénigré, le Shah fait face à un soulèvement populaire, la Révolution iranienne, qui s’accentue au fil des mois. En janvier 1979, après avoir perdu ses soutiens traditionnels, le Shah nomme premier ministre l’opposant Bakhtiar du parti de Mossadegh et quitte l’Iran. Bakhtiar est exclu du parti mais accepte le poste par crainte d’une révolution dans laquelle les communistes et les mollahs prendraient le pouvoir.
L’armée est déployée en masse dans les villes iraniennes devant le risque d’un conflit armé entre les partisans de Khomeini et ceux de Bakhtiar. Un couvre-feu est ordonné et 27 généraux signent lors d’un « Conseil supérieur des forces armées », un procès-verbal attestant la neutralité de l’armée pour respecter les dernières instructions du Shah d’éviter de faire couler le sang. Le refus d’allégeance des militaires à la révolution islamique de l’ayatollah sera sévèrement condamné par Khomeini qui rentre en Iran le 1er février 1979. Il s’impose au pouvoir par la violence de ses milices de partisans.
Bakhtiar doit s’enfuir en France d’où il mène le mouvement de résistance nationale de l’Iran qui combat de manière non violente la république islamique sur son territoire. En 1980, il échappe à une tentative d’assassinat à son domicile. Mais en 1991, malgré la surveillance policière, il est égorgé au couteau par trois assassins en même temps que son secrétaire. Les islamistes continuent à cultiver la vengeance et versent le sang, en contradiction flagrante avec le Coran dont ils se réclament.
6 L’enracinement de la Bête du pouvoir clérical sous Khomeini
Khomeini (1902-1989) est né dans une famille chiite puissante où son grand-père, son père et son frère aîné étaient des ayatollahs. Des dignitaires religieux choisis par leurs pairs. Après son exil en Irak en 1964, son activisme pro-chiite indispose le pouvoir irakien. En 1978 il part pour la France avec un visa de touriste. Il est autorisé à y rester car certains naïfs le voyaient comme un idéaliste pacifiste. Il diffuse ses sermons en cassettes circulant sous le manteau qui imprègnent les milieux conservateurs. Elles lui permettent d’organiser des groupes de partisans. Il y développe son idélologie du velayat-e faqih, « la tutelle du docteur de la loi religieuse ». Le dirigeant suprême exerce la régence en attendant le retour du véritable souverain, le douzième imam occulté depuis 874 selon la tradition chiite duodécimaine.
Khomeini prend le pouvoir dès le 11 février 1979 et son « Conseil Islamiste » nomme Bazargan comme premier ministre. Ses milices s’emparent des télévisions et des radios. Il charge le gouvernement provisoire de faire un brouillon de Constitution. Mais il rejette les demandes des autres groupes politiques d’offrir un large choix aux votants pour le référendum de mars 1979. La seule forme à apparaître sur le bulletin était la république islamique. Le vote ne se faisait pas à bulletin secret, ce qui explique la majorité écrasante de 98 % en faveur de la république islamique proclamée le 1er avril 1979.
La milice militaire chiite des Gardiens de la révolution (pasdaran), est créée le 5 mai 1979 par un décret de Khomeini pour « protéger le régime islamiste ». Ils contrôlent les gouvernements locaux dans tout l’Iran et les tribunaux qui condamnent à mort d’anciens responsables des services de sécurité. Des dizaines d’officiers supérieurs et de hauts fonctionnaires sont sommairement exécutés. Les administrations sont purgées des éléments jugés pro-Shah, remplacés par des fidèles de Khomeini et des sympathisants de sa révolution islamique. Les purges de l’armée la réduisent de 500 000 à 290 000 hommes en un an.
Aux élections de septembre 1979, les représentants religieux du parti républicain islamique (PRI) de Khomeini, remportent 75 % des sièges. Victoire facilitée par le boycott du scrutin prôné par les marxistes, les libéraux et les minorités ethniques – notamment les Kurdes, qui réclament, à la faveur des troubles, une plus grande autonomie. En juin, le mouvement pour la liberté avait publié son projet de constitution déclarant l’Iran République Islamique sans donner de rôle aux oulémas ni à la loi islamique. La chambre rejette ce projet sur instructions de Khomeini : le nouveau gouvernement doit être « entièrement basé sur l’islam ». Une nouvelle Constitution est rédigée (post 65) et approuvée par référendum à une très large majorité.
La colère gronde contre les États-Unis qui décident d’accepter le shah pour y soigner son cancer. Le 28 novembre 1979, Khomeini en profite pour exhorter la population à manifester contre le « Grand Satan » américain, Israël, et les « ennemis de la Révolution ». Des manifestants prennent d’assaut l’ambassade américaine et ses occupants en otage. Ils y trouvent les dossiers de la CIA. La prise d’otage durera 444 jours et sera réglée par des marchandages avec le président Carter. Débordé par le mouvement révolutionnaire, Bazargan démissionne. Khomeini fait élire à la présidence de la République en janvier 1980 un jeune économiste, Bani Sadr. Il sera destitué en 1981 et se réfugiera en France. Durant les élections législatives de mars et de mai 1980, la position des intransigeants se renforce et les partis de la gauche, réprimés, entrent en dissidence. En juillet, le Shah meurt au Caire.
En septembre 1980, le dictateur irakien Saddam Hussein, soutenu financièrement et militairement par des pays arabes et les occidentaux, envahit l’Iran pour un litige de frontières. Il imagine une victoire facile après les nombreuses exécutions d’officiers iraniens pour s’emparer de champs de pétrole. Mais cette guerre sera longue et sanglante (un million de morts). Elle permet au clan Khomeini d’éliminer toutes les pensées dissidentes des participants à la chute du Shah et de verrouiller leur dictature cléricale pyramidale. Les opposants au nouveau régime seront emprisonnés, torturés et exécutés comme au temps de la SAVAK. Les militants kurdes seront décimés (10 000 morts en quelques mois).
Alors que la répression s’accentue contre les libéraux, les Moudjahidin du peuple (MEK), les communistes du Tudeh et les Kurdes, les islamistes, dopés par l’élection en 1981 de Khamenei, prennent le contrôle de tous les rouages de l’État. Ils décident d’exporter la révolution, notamment au Liban et au Soudan, à titre de surenchère pendant la guerre avec l’Irak. Enrôlant des enfants, abreuvant le peuple de leur propagande, le pouvoir iranien parvient en 1982, à reprendre l’initiative dans la guerre qui se terminera par un cessez-le feu en 1988 à l’avantage de l’Iran.
Contesté de toutes parts, le régime islamique se durcit. Lors du « massacre des prisons » (août 1988-février 1989), 4 500 prisonniers politiques, dont des femmes, sont exécutés sur ordre de Khomeini. Son ancien élève et successeur désigné, l’ayatollah Montazeri, ose protester contre ces crimes et la répression politique et culturelle et parler de droits de l’homme (sans remettre en cause le principe de la dictature des clergés). Il est écarté par une lettre de Khomeini en 1988 et supplanté par Khamenei qui n’a jamais eu de scrupules pour ordonner ou cautionner des crimes politiques. Khomeini dissout le PRI en juin 1987 et meurt peu après avoir édicté une fatwa condamnant à mort Salman Rushdie pour ses écrits jugés blasphématoires.
7 A quand la libération du peuple iranien ?
L’oppression et la mauvaise gestion économique provoqueront plusieurs révoltes écrasées comme celle des étudiants en 1999. En 2009 éclate un autre soulèvement populaire, la révolution verte, noyée dans le sang des manifestants avec 1500 morts. Ahmadinejad, un ancien pasdaran arrivé au pouvoir présidentiel en 2005 par fraude électorale crée la police des mœurs et renforce les outils répressifs. Il organise l’enrichissement de l’uranium pour utilisation militaire par idéologie nationaliste et par calcul. Pour que les sanctions internationales détournent l’attention et soudent la population derrière lui.
Khomeini est l’incarnation et l’idéologue du dernier avatar constitutionnel de la Bête du pouvoir iranien dans la longue histoire de l’empire perse où pouvoirs religieux et profanes ont toujours interagi. La dynastie des sassanides renforça l’empire avant de disparaitre avec la conquête arabe. Mais l’organisation impériale est restée. La Perse est devenue un pays économiquement et culturellement riche, jusqu’à ce que les envahisseurs mongols viennent razzier comme en Europe. Les deux dynasties suivantes, après l’écroulement de l’empire mongol restaurent le faste impérial. Ils enrichissent une caste de profiteurs, mais maintiennent la population iranienne dans le sous-développement. Alors que l’Europe se modernisait et que les tsars réformateurs russe faisaient avancer leur peuple à marche forcée.
Malgré la mauvaise réputation en Iran des Shahs Pahlavi (comme Gorbatchev en Russie), on ne peut minimiser leurs efforts pour améliorer la situation de la population, très arriérée lors de leur arrivée au pouvoir. Les dynasties précédentes en étaient responsables. Ils ont affronté des divisions et des tensions violentes dans une population dont la démographie et l’éducation grimpaient en flèche, passant de 10 millions d’habitants lors de la révolution constitutionnaliste à 85 millions.
Par contre, on peut certainement affirmer que, indépendamment de l’étouffement des libertés et des flots de sang qu’ils ont versé, les dictateurs cléricaux établis par Khomeini et consolidés par Khamenei ont prouvé leur incompétence de gestionnaires. Ils ont failli à leurs promesses de faire de leur état islamique un modèle pour le monde musulman, et a fortiori pour les autres.
« Il est temps que je libère les nations; dans la nuit Je leur ai fait entendre le délire des puissants, des princes et des riches, elles ont compris, elles se sont levées, elles ont rompu leurs chaînes » (Parole de 1974, 28/20). La Bête cléricale cumule tous les pouvoirs grâce à l’imposture (22/12) de leur interprétation douteuse du Coran qui masque mal les préjugés de leurs idéologues et surtout les intérêts de la petite caste de profiteurs qui comme en Russie soutiennent le statu quo. Les clergés ont toujours été de grands propriétaires fonciers, ils continuent à s’enrichir indûment.
La Parole recommande de ne juger personne. Il est possible que l’intellectuel Khomeini n’ait été que le produit culturel de son histoire familiale et nationale, figé dans la vieille idéologie du chiisme duodécimain. Sa conviction de détenir la Vérité absolue et d’un impératif d’écarter toute opposition peut expliquer ses décisions autocratiques. Mais il a laissé sombrer son peuple dans l’obscurantisme, l’oppression et la stagnation économique. Il ne peut être exonéré des crimes politiques qu’il a commandité.
Quant au « guide » Khamenei, dont la fortune personnelle directe ou indirecte serait selon Reuter de 96 milliards $ (surestimée ou non), il est comme Poutine, un kleptocrate ambitieux. Sa priorité est l’enrichissement des puissants et des riches. Il sait se servir au passage. Je souhaite ardemment que nos vaillants sœurs et frères iraniens débarrassent leur pays et le monde de son pouvoir mortifère. Mais compte tenu de l’histoire perse, un soutien étranger trop appuyé par les non-iraniens pour sa jeunesse martyrisée risque de retarder leur libération en servant de prétexte aux « conservateurs ».
La Bête du pouvoir iranien est emblématique de la collusion mortifère entre les pouvoirs religieux et les pouvoirs profanes (rois blancs et rois noirs, Parole de 1977).