L’Inde reste le lieu géographique par excellence vers lequel se tournent beaucoup de femmes et hommes français en recherche de lumières spirituelles. Or les progrès scientifiques permettent de préciser la chronologie classique, Inde védique, brahmanique et hindouiste. Le Rig Veda, écrit vers – 1500 avant J.-C., inaugure le volumineux corpus védique, mais certains de ses hymnes remontent à un temps bien plus ancien par transmission orale.
Ce post présente donc, non pas un débat védique, cette méthode de réflexion connue des historiens, mais un modeste dialogue à propos du Rig Veda avec un connaisseur de la tradition spirituelle indienne à qui votre bloggeur Antoine a proposé d’échanger pour éclairer nos opinions respectives sur le corpus védique et la dynamique spirituelle de l’Inde.
Il se situe dans le prolongement du post 91 pour mieux faire connaître le Rig Veda.
1 Des itinéraires, des vies spirituelles, des convictions en dialogue
Antoine : Vous avez comme moi fait et réussi des études sérieuses (HEC en l’occurrence), que l’on peut penser risquées pour la vie spirituelle. Une telle orientation aurait pu vous piéger dans l’orgueil et la réussite sociale et financière. Mais elle développe des compétences comme la discipline de travail, la capacité de communiquer clairement et l’art d’argumenter ses idées. Ces compétences peuvent servir des desseins matérialistes, mais aussi accompagner un itinéraire spirituel. Or, jeune sexagénaire, vous êtes maintenant engagé dans une action spirituelle au sein de la Fédération Tathata Vrindham France. J’aimerais connaître les étapes marquantes qui ont guidé vos pas.
Benoît : Après HEC et une coopération en Egypte, j’ai travaillé 16 ans comme économiste et financier. Dans cette période j’étais dépressif et malheureux – des années de psychanalyse ne m’ont guère aidé. La spiritualité est venue lors d’une expérience spontanée marquante à l’âge de 31 ans, dans l’Himalaya, mon premier voyage en Asie pour deux semaines de trekking ! Suivie d’une remise en cause de ma perception de la vie. Quelques années plus tard, une femme occidentale et personnalité spirituelle, Maïtreyi Amma, m’a parlé du maitre indien Śrī Tathāta qu’elle venait de rencontrer.
Je suis allé le voir en Inde aussitôt. J’ai eu ainsi le grand honneur d’être la 2e personne occidentale après elle à entrer en contact avec lui. Tout de suite, il m’a donné sans le dire (mais je l’ai senti fortement) l’énergie pour être son traducteur pour la langue française. C’était en 2001, J’avais 38 ans. J’ai arrêté mon travail salarié et suis passé à son service bénévole jusqu’en 2014. J’ai accompagné et traduit Śrī Tathāta dans ses programmes en Inde dès 2002 et facilité ses tournées en Occident (2007-2014). Plus récemment, j’ai animé dans son énergie spirituelle des ateliers et retraites. J’accompagne aussi depuis 2017 des groupes en Inde. Le plus important est le changement intérieur progressif, quasi continu, qui a eu lieu à son contact subtil et physique. Pour cela, il n’y a pas de mots.
Antoine : J’aime entendre les témoignages d’itinéraires spirituels que je sollicite dès que l’occasion se présente. C’est un partage de vie et un échange fructueux car leur diversité est inépuisable. Le vôtre est pertinent pour balayer ces préjugés trop courants que les gurus indiens seraient des artistes habiles à enfumer des naïfs dont ils tirent profit. Le mot guru n’est pas péjoratif, ce sont des dissipateurs de ténèbres, mais notre pays crispé sur la laïcité d’obscurantisme (post 55) voit le mal partout. Et votre vécu illustre que certaines sensibilités ne peuvent trouver leur bonheur dans une activité trop marquée par le culte de l’argent. Vous avez fait des choix, vous ne les regrettez probablement pas ?
Benoit : Rencontrer et suivre Śrī Tathāta a été le cadeau inespéré. Le suivre dans le service et surtout sur le chemin exigeant qu’il a proposé à ses initiés : beaucoup de pratique spirituelle et de travail sur soi ainsi que la participation à des rituels ou œuvres dédiées à l’humanité entière. Le plus important subjectivement est le travail de transformation de soi. Progressivement, c’est la naissance d’un nouvel être, débarrassé des vieilles peaux, en communion avec la Présence ! Et le voyage est infini, d’une étape à la suivante !
Antoine : En écho avec ce que vous dites, je vais parler un peu du mien. La soif pour la vie spirituelle caractérisait mon enfance ainsi que mon exigence d’autonomie. Mon environnement était catholique, mais j’aimais prier seul ou en m’isolant mentalement lors des messes imposées. Je lisais l’Evangile et les vies de saints, mais le catéchisme et les sermons m’ennuyaient, trop loin du Père que je vivais en moi. Donc Dieu oui, les prélats religieux, non. Et dans mes études, je me tenais à distance des maîtres scolaires et universitaires. Je m’efforçais de leur faire plaisir, mais je formais ma pensée par mes recherches personnelles, livres et observation du monde. J’ai atterri à l’X en 1970, échappé comme par miracle aux filtres sélectifs d’études choisies par mon père qui m’ennuyaient.
J’ai enfin pu consacrer du temps aux sciences humaines puis aux textes sacrés, en commençant par les sutras de Bouddha et le Coran. Ensuite des contrats de travail successifs assumés sérieusement mais librement m’ont permis de voyager sac à dos avec mes économies. J’ai ainsi atterri en 1976 en Indonésie que j’ai abondamment parcouru en routard. J’y ai proclamé une chahada atypique en affirmant que Moïse, Jésus et Muhammad sont des messagers de Dieu. Classiquement, on n’évoque que Muhammad, mais j’ai toujours maintenu cette déclaration car le Coran dit de ne faire aucune différence entre Ses messagers. Le sens profond du mot musulman est celui qui s’abandonne à Allah. Je suis atypique par rapport à la tradition et je l’assume avec Dieu et sa Parole comme seul Guide.
Benoit : Merci pour ce partage. Vous avez une expérience plus variée que la mienne. Mais j’ai quelques références solides pour la tradition chrétienne et dans une moindre mesure musulmane. J’ai un peu appris l’arabe en Egypte où j’ai abordé le Coran.
Antoine : C’est de bon augure pour notre présent dialogue. Je sais que le mot d’hindouisme, créé par les anglais est contesté, mais comme vous vous référez aux Védas, peut-on vous inclure parmi les 1,2 milliard d’humains répertoriés dans la rubrique « hindouisme » ?
Benoit : Je n’ai pas d’affinité avec la religion et ne souhaite pas d’étiquette. Je suis un pratiquant spirituel. A partir de cette pratique et peut-être de germes préexistants en moi, sans volonté de ma part, je suis entré dans une connaissance de plus en plus profonde de la spiritualité indienne. Dans ce vaste ensemble, et au-delà de Śrī Tathāta qui est central pour moi, je souhaite singulariser Śrī Aurobindo, pour qui j’ai une estime et gratitude immenses, et dont la philosophie est très proche de celle de Śrī Tathāta.
Antoine : De mon côté, en 1980, Calcutta fut la première étape d’un tour du monde sac à dos de deux ans, avec l’intention d’approfondir ma connaissance du monde indien et d’en profiter pour faire un petit séjour au monastère bouddhiste d’Hémis. J’y ai proclamé ma prise de refuge (dans le Bouddha, le Dharma et le Sangha). J’ai précisé au Rinpoché que mon adhésion à l’enseignement de Bouddha s’ajoutait à celle pour les enseignements de Jésus et de Muhammad sans privilégier l’un d’entre eux. Il était un peu interloqué mais a fait avec. Je suis donc devenu « officiellement » à la fois chrétien (baptisé à 4 jours), musulman et bouddhiste, inclassable car je contextualise toutes les professions de foi. Je reconstitue les enseignements de Bouddha en reprenant ses sutras dont j’écarte les ajouts humains. Le sangha est l’ensemble indiscernable de ceux qui adhèrent à son enseignement et pas le groupe de moines de telle ou telle obédience. De même la umma est l’ensemble indiscernable de ceux qui ont foi en Dieu et en l’enseignement transmis par l’ange Gabriel à Muhammad, et Dieu seul sait qui est vraiment musulman. La liberté spirituelle est pour moi intangible et intime.
Benoît : Quelle coïncidence, Hemis (Ladakh) est le lieu où j’ai eu mon expérience spontanée de 1994 ! Je suis sensible à ce « à la fois » que vous avez su affirmer publiquement. C’est très rare et vous honore beaucoup. Les guides spirituels n’ont pas l’habitude de la multi-connaissance des Occidentaux. Dans un sens, il est bon pour le développement spirituel de se consacrer à une pratique spirituelle donnée. Le papillonage peut correspondre à une recherche, mais il faut savoir entrer dans une discipline spirituelle. Mais bénis soient les connaisseurs profonds de plusieurs voies spirituelles. Quand c’est bien vécu cela reflète « l’unité dans la diversité » célébrée par les Vedas, un élément d’accomplissement.
Pour ma part, j’ai reçu des initiations mineures de maitres tibétains, j’ai aussi une forme de lien subtil avec le maitre français François Brousse (1913-1995) que je n’ai pas connu dans son incarnation mais auquel j’ai été initié par une de ses disciples, et que j’aime beaucoup ; plus quelques connaissances occidentales/ésotériques. Mais le plus important et de loin pour moi, est les initiations reçues de Śrī Tathāta – et ma discipline spirituelle adoptée en lien avec ces initiations et ses enseignements. Une personne spirituelle en contact avec un ou des maitres comprend tôt ou tard qu’il n’y a pas de hasard et les rencontres de la vie en cours sont les échos d’innombrables rencontres antérieures.
Antoine : Je ne trouve pas que mes choix m’honorent. Je n’ai fait que suivre mon âme qui aspire au lien direct avec mon Créateur. Je la nourris de la lecture des textes sacrés et de la prière intime. Ainsi ma liberté n’est pas désordre ou chaos de la pensée car je soumets mes convictions aux textes sacrés à leur Source, restaurés par un long travail de recherche intertextuelle et de méditation libre. Le papillon quitte la fleur après avoir sucé son nectar, je ne cesse de me délecter du nectar de la Parole qui coule sans jamais tarir contrairement à une fleur à la beauté passagère.
C’est un chemin laborieux car ni Bouddha, ni Moïse, ni Jésus, ni Muhammad n’ont écrit leur enseignement. Ils ont parlé de vive voix et leurs témoins l’ont transmis comme ils pouvaient. Avec le Coran, je dispose d’un legs écrit en arabe classique que je considère comme fiable contrairement à la Bible, au Veda, ou aux sutras de Buddha que je dois rapprocher pour essayer d’y distinguer les ajouts tardifs et l’original. Je respecte le besoin de la plupart des humains de se référer à une tradition religieuse, une communauté ou un guide spirituel. Ce n’est pas mon choix.
Benoît : Une grande partie des personnes véritablement spirituelles de cette planète s’est éloignée de la religion, pour des raisons compréhensibles pour ne pas dire évidentes. Une minorité tente de combiner vie spirituelle authentique et insertion dans une religion.
Antoine : Je pense qu’il faut bien distinguer affiliation religieuse qui peut être une simple déclaration qui n’engage à rien, et engagement profond dans la vie spirituelle qui reste rare mais grâce auquel quelques individualités et petits groupes peuvent transformer leur environnement social. Le désengagement par rapport aux religions structurées touche surtout le « christianisme » hiérarchisé d’origine romaine qui s’effondre sous le poids des mensonges et scandales de ses clergés et des altérations des textes bibliques. La Parole dictée à Arès en 1974 par Jésus l’affirme sans ambiguïté. La dynamique de foi sur le continent américain ou en Asie ne se porte pas si mal à l’exception des pays ravagés par le communisme.
Benoit : L’important à mes yeux est la vie spirituelle et l’évolution spirituelle de l’être -ainsi que la façon dont on essaie d’être relié dans sa vie au flux universel de l’amour. Je reconnais l’importance des textes sacrés, ils sont pour moi un support ou un outil mais pas une référence d’autorité.
Antoine : Compte tenu de mon itinéraire, ma connaissance du monde védique est faible. Je n’ai pas appris le sanscrit, mais seulement l’urdu pour mes voyages en Inde. Et je n’ai pas séjourné en ashram ni suivi l’enseignement d’un guru déterminé. Avant 1980, je n’avais lu que la Gita, plusieurs Upanishads, quelques livres d’Aurobindo, et j’avais commencé à pratiquer sérieusement les disciplines du yoga, seul à l’aide d’un livre très détaillé. J’ai commencé ensuite à lire le Veda dans des traductions. Je ne l’ai approfondi que depuis 4 ou 5 ans. Le hasard m’a mis en contact avec les sympathiques abhyasis de l’ashram de Montpellier et j’ai adhéré librement à l’association de mission Ram Chandra. Ce qui m’a décidé à beaucoup lire et écouter pour les analyses de mon blog sur les textes sacrés de l’Inde, sruti et smriti et des guides spirituels (posts 6 et 8 à 12). Je travaille toujours pour soigner mes faiblesses de connaissances. C’est dans ce cadre que les échanges avec des experts ou connaisseurs comme vous me sont très utiles.
Benoit : Pour ma part, je ne suis pas érudit-sanskritiste, mais j’aime beaucoup certains hymnes védiques (et quelques autres plus tardifs, toujours en sanskrit), dont la récitation est incluse dans ma pratique quotidienne. Je peux témoigner qu’une vraie connaissance spirituelle est venue en moi. Les maitres et la pratique spirituelle ensemencent ou réactivent des graines de connaissance et les font pousser. Les lectures ou enseignements extérieurs ou dialogues ou interactions diverses les aident à devenir des connaissances matures.
Vient alors, c’est peut-être l’élément essentiel, la connaissance de soi et la réflexion sincère sur sa propre expérience de vie – à des niveaux croissants de profondeur. La combinaison de réactivation de graines subtiles de connaissance, de réflexion sur soi et sa propre expérience de vie et de confrontation à des connaissances extérieures est la voie idéale. La conviction qui en découle est une sorte d’intelligence spirituelle que rien ni personne ne peut vous enlever. La vraie connaissance est sagesse et ne s’assène pas. Elle a vocation à s’exprimer par une façon noble de vivre ; et quand elle s’exprime verbalement, c’est avec modestie, respect et ouverture d’esprit.
Antoine : La puissance bénéfique pour notre âme de la dévotion ou bhakti, prière vocale, comme de la méditation autonome sur la Parole est immense. Le partage des chants sacrés y adjoint un collectif spirituel. Certes la connaissance ne s’assène pas, mais tous les messagers et guides spirituels ont veillé à ce que leur enseignement soit relayé pour ne pas tomber dans l’oubli. L’expérience intérieure et le rayonnement sont difficiles à transmettre en France. A l’inverse, les écrits sont partageables sans contrainte avec ceux qui s’y intéressent librement. Ce qui nous conduit à réfléchir ensemble sur le texte du Rig Veda écrit en sanskrit ancien.
2 La problématique de l’hétérogénéité du Rig Veda
Antoine : J’utilise le terme assez vague de rishis pour désigner le collectif d’inspirés qui sont à l’origine des versets sublimes du Rig Veda. Contrairement aux messagers de la Bible, nous avons peu d’informations précises sur eux, mais je les fais remonter bien avant l’histoire écrite. Car je ne vois pas comment les conquérants venus des steppes asiatiques auraient pu inventer en peu de siècles ces poèmes sublimes qu’ils n’avaient jamais produit pendant les dizaines de milliers d’années où ils les parcouraient pour tuer et piller.
Benoit : Je suis d’accord. Les rishis à l’origine des Vedas sont bien antérieurs à l’écriture et à l’arrivée supposée de peuples aryens plutôt barbares dans le nord de l’Inde dans les 2500 avant JC. Je distingue les rishis (s’exprimant en sanscrit védique) des siddhas (en tamil ancien). Ce sont des poètes de dévotion hors pair. Ils louent Dieu sous une forme strictement unitaire pour les siddhas ; de déités pour les rishis (ce n’est pas du polythéisme, et rappelle l’évocation des 99 noms de Dieu par les musulmans). Les rishis étaient souvent mariés et vénéraient la lumière y compris sous la forme du feu sacré. Les siddhas ont une vénération pour Dieu et sont renonçants /célibataires. On peut ressentir leur différence d’énergie, une lumière puissante pour les rishis et un courant plus doux ou féminin ou bleuté pour les siddhas, avec une extraordinaire dévotion.
Antoine : Je n’y vois pas une distinction significative de nos jours. Il y a des choix de vie qui sont respectables, celui du renonçant comme celui de la vie familiale et professionnelle et qui peuvent alterner dans une vie d’homme respectant ses engagements. La vie de renonçant est parfois très fertile spirituellement mais peut devenir un piège si l’orgueil s’en mêle. Surtout si on acquiert des pouvoirs spirituels (siddhi) dont tous les sages recommandent d’éviter l’usage sauf exception. Et un individu peut alterner des vies très différentes avant sa mort.
Benoit : Il faut replacer les choses dans la haute spiritualité. Il y a des siddhas récents comme Ramalinga, du XIXe siècle, parti en emmenant son corps en lumière.
Antoine : Ce qui évoque l’enlèvement sur un char de feu du prophète Elie dans sa corporéité. Vous décrivez une complémentarité de rayonnement qui me fait aussi penser à celle du yin et du yang dans le taoïsme. Certaines personnes le ressentent face aux êtres de haut niveau spirituel, je n’ai pas cette sensibilité. C’est leur exemple de vie et leur enseignement qui me touchent. Certains associent des couleurs à leurs chakras, nos centres d’énergie. Comme tous les pratiquants sérieux du yoga, j’ai bien conscience de ces centres, mais je ne peux leur associer de couleurs. Revenons aux Vedas où je lis (dans les traductions) la coexistence de versets sublimes et de versets violents.
Benoît : Les Vedas sont, essentiellement, une collection d’hymnes de louange à des aspects du Divin. C’est avant tout le cas du Rig Veda, dont les hymnes sont poétiques. Il commence par un sublime hymne à Dieu vu comme le Feu créateur. Le Yajur Veda (partie poésie, partie plus prosaïque) ne contient à ma connaissance rien non plus de douteux ; ses hymnes ont pour particularité de servir dans les rituels ; le plus connu est le Rudra, récité jusqu’à aujourd’hui. Le Sama Veda est la reprise de textes des autres Vedas sous une forme destinée à être chantée – rares sont les écoles qui ont sauvegardé la tradition chantée. Reste l’Atharva Veda dont une partie est aussi forte que les autres Vedas, par exemple l’hymne Yatra Brahmavido que je récite régulièrement, mais qui inclut aussi, il est vrai, des pratiques de type magie. Là vous avez peut-être raison, ce seraient des ajouts postérieurs à l’inspiration divine des rishis.
Antoine : Quand je participe à la prière collective de mes frères juifs, je chante des psaumes dans un hébreu que je ne maîtrise pas et ils ont la gentillesse de mettre à ma disposition une transcription littérale. Je fais de même quand je partage des chants védiques avec mes frères du centre Ramakrishna. Mais je m’assure en vérifiant la traduction des paroles chantées qu’elles sont compatibles avec mes convictions de fond. Dans le cas contraire, je reste un observateur silencieux. Les psaumes bibliques, composés par divers auteurs à l’époque du prophète Samuel et des guerres constantes avec les philippins et de la rivalité entre les rois Saül et David, ne sont ni des Révélations, ni des Inspirations à quelques versets près.
Les livres prophétiques, parfois altérés, sont plus proches de la Révélation originale. Mais leur étude est peu mise en valeur dans les pratiques religieuses chrétiennes. Il est plus facile de chanter ensemble et d’écouter le prêtre ou le pasteur commenter la théologie de sa tradition. Donc, dans les traditions védiques, je respecte l’expression artistique individuelle et collective qui relie les humains au sacré. Mais je récuse ce qui est odieux, l’appel à la violence barbare, aux massacres d’humains et d’animaux et les pratiques magiques des prêtres communes à toutes les religions sacrificielles anciennes.
Benoît : Je partage en grande partie votre avis. Les pratiques de sacrifices d’animaux existent encore en Inde dans certains endroits et dans d’autres pays. Elles sont choquantes et n’ont rien à voir avec de la spiritualité authentique. Il s’agit d’une mauvaise interprétation de ce qu’est le vrai sacrifice au sens spirituel du terme : se défaire avec détermination de ses propres tendances animales ou inférieures. Dans les Vedas, les maitres spirituels contemporains font un tri, au sens où ils donnent à apprendre à leurs disciples une toute petite partie du corpus immense de spiritualité indienne. Mais ils ne disent pas « telle partie des Vedas n’est pas OK », inutile de heurter les tenants de la tradition. Les maitres ont une vision pratique des choses : ils demandent aux disciples d’apprendre certains hymnes car leur récitation fréquente est un outil puissant de transformation intérieure – et peut parfois servir à des rituels de connexion aux plans supérieurs de l’univers, pour le bien de tous.
Antoine : A l’époque du brahmanisme dominateur, les sacrifices sanglants étaient une cruelle réalité que les textes reflètent. Leur pratique n’a été affaiblie que grâce à la diffusion de l’enseignement de renonçants prédicateurs comme Mahavira, Bouddha et Adi Shankara. A notre époque, la problématique est très différente. Il s’agit d’éclairer avec la sagesse védique une population française en pleine crise spirituelle et très réticente pour la plupart d’entre eux à l’intermédiation par des maîtres spirituels. Parmi la minorité de français en recherche spirituelle, beaucoup ont une première approche directe par la lecture de livres ou l’audience de médias grand public. Ils seront confrontés aux détracteurs des spiritualités de l’Inde qui ne manquent pas ici (comme c’est le cas à l’égard de l’islam) ou à une difficile lecture personnelle de textes de la sruti ou la smriti. La Gita et quelques Upanishads sont les plus faciles à trouver, le Rig Veda est beaucoup moins répandu. Mais quand on le lit en entier, on se pose des questions légitimes.
Benoît : le Rig Veda est exempt de magie contrairement à l’Atharva veda. Mais il existe des soucis de traduction et d’interprétation. Un lecteur non averti peut penser que le Rig Veda est composé de prières propitiatoires à des déités fonctionnelles, mais le vrai connaisseur des Vedas trouve cela ridicule. Les déités sont en fait des aspects du DIVIN UN – cela est parfois dit dans les Veda, tout est UN. Il s’agit de pratique spirituelle : la récitation d’un hymne védique en sanskrit est un outil de changement intérieur. Car il met en relation vibratoirement le récitant avec l’aspect du Divin invoqué. Pratique spirituelle et expérience intérieure du pratiquant, voilà ce dont il s’agit vraiment.
Antoine : Certes, mais je pense à la première impression d’un français en recherche. Le tri dans un texte sacré est difficile à accepter pour les croyants traditionnels, mais pour leur diffusion dans d’autres cultures, il faut relativiser ou écarter tout ce qui peut être relié aux pratiques magiques et sacrificielles des prêtres brahmanes. Dans mon cas, j’extrais pour ma recherche intertextuelle et ma prière ce qui vient de source divine, donc compatible avec les autres Messages divins.
Benoit : Je comprends votre point de vue. C’est noble. Et parfaitement légitime sur un plan individuel. Mais cela parait très délicat si l’on voulait imposer de tels choix.
Antoine : Pas de contrainte en religion, affirme le Coran. Face à des compilations hétérogènes comme la Bible ou le Veda, la liberté spirituelle inhérente à l’homme permet de les examiner et d’éviter la confiance aveugle dans les traditions séculaires. Le monde chrétien, surtout les américains voue un culte au texte biblique indépendamment de ce qu’on peut y lire. Le président US jure sur la Bible qu’il suffit d’ouvrir pour y lire « Ne jure pas ! ». Ce livre contient des passages sublimes transmis par les prophètes et messagers de Dieu et des passages odieux écrits par des hommes. Les récits de la Création dans les Genèses biblique et védique ne peuvent qu’avoir été inspirés par le Créateur avant d’être transmises par mémoire orale. Mais dès la Genèse biblique, le crime prémédité par jalousie apparaît avec Caïn et les horreurs s’accumulent lors de la conquête de Canaan : massacres, viols, félonies, adultères, incestes… Beaucoup de lecteurs modernes de la Bible se sont éloignés de la foi en la lisant sans préparation, sans parler des scandales causés par les clergés religieux. Je pense que vous savez tout cela ?
Benoît : C’est vrai, j’ai toujours été conscient de ces paradoxes. Donc oui, il faut trier, sans imposer ses choix. Peut- être orienter sur une sélection. Les anciens vivaient autrement les textes sacrés. Pour eux, leur contenu permettait à un individu ou un groupe d’exprimer, par la récitation, une louange au Divin ; de la dévotion ou bhakti, comme vous avez dit de façon très juste. C’est de la poésie sacrée, de la pure beauté. Les récitations grégoriennes des moines occidentaux s’inscrivent dans cette perspective : texte sacré, offrande pleine de dévotion, beauté. De telles récitations offrent un cadeau au récitant, et même à l’auditeur : les vibrations sacrées ont un aspect transformateur – que ce soit les vêpres des monastères, les récitations védiques, les Noms de Dieu issus du Coran, les psaumes hébraïques, etc. Elles élèvent l’être.
Antoine : J’ai partiellement cité au post 91 dans le Rig Veda quelques hymnes, 4/24 et 6/75 qu’on peut écarter de la sélection. En collant au texte, on y voit ce contexte de l’association des guerriers pilleurs et violeurs et des prêtres aux formules magiques pour leur assurer la victoire. J’écarterais aussi entre autres le 2/12, le 6/57 ou le 7/32. Leur contenu est humain, trop humain dans un contexte d’invasion barbare et ne peut être amalgamé avec des inspirations divines ou camouflé en langage symbolique. Car la réalité historique de la violence antique est solidement établie. On a longtemps voulu nous faire croire que les Mayas ou les Chinois étaient pacifiques, jusqu’à ce que les archéologues découvrent des pyramides de crânes décapités et les rites religieux qui les motivaient (voir post 87).
Benoît : Il y a des problèmes de compréhension et de traduction. Les hymnes védiques comportent des codes dont les traducteurs occidentaux n’avaient aucune idée. Ce qui a été mis en lumière de façon brillante par Aurobindo dans le Secret des Vedas (1914). Dans le contexte spirituel des Vedas, s’il y a guerre, elle est intérieure. C’est en soi que coexistent les énergies élevées et grossières qu’on peut qualifier d’entités de lumière et d’entités sombres. La confrontation (plutôt que guerre) est inévitable dans tout parcours spirituel individuel. Chacun doit apprendre à avancer avec ses propres aspects d’ombre pour les dissoudre progressivement. C’est valable pour les psaumes hébraïques et les hymnes védiques.
Antoine : Le mot arabe djihad est avant tout la lutte contre le mal en soi et fut accessoirement du vivant du prophète le courage de se défendre. Il faut contextualiser certains passages de la Bible et du Coran rédigés dans une période de guerre. Les guerres de légitime défense, celles des contemporains de Muhammad face aux Qurayshites ou des contemporains de Moïse face aux Amalécites, doivent être différenciées des guerres de domination brutale et de pillage des conquérants aryens (ou arabes après la mort du prophète). Face aux dénigreurs du Coran qui abondent dans la société française en citant quelques versets mal traduits, je sais comment leur répondre en les replaçant dans l’ensemble du texte et du contexte médinois. Mais face aux lecteurs du Rig Veda désarçonnés par son contenu, nous devons préparer un argumentaire pour les réorienter vers la partie sublime du texte. C’est probablement ce que font les guides spirituels en Inde, mais ici la situation est différente. Il nous faut contourner avec intelligence spirituelle les obstacles à notre communication de la sagesse védique.
Benoît : Je comprends votre objectif. La solution est sans doute une nouvelle traduction, bien plus éclairée, des Vedas. Mais aussi, si l’on veut faire progresser la connaissance des Vedas à un public plus large, il me semble important de donner quelques explications dès le début : comme je viens de le dire, expliquer que la vraie fonction des Vedas – comme les autres textes sacrés – est d’être récités, avec dévotion ou comme une offrande, en visant la beauté, et de permettre de recevoir, recevoir la beauté, la haute vibration, la Présence, se laisser élever et transformer. Et même en recevoir par la suite par voie intérieure la connaissance qui y est contenue.
3 Perspectives
Antoine : Je viens de recevoir d’une des membres de votre association le livre des Dharma Sutras de Sri Tathata (ST) avec ses commentaires. A la première lecture du texte seul, j’y ai vu une inspiration formulée pour s’adapter à son contexte culturel. Je suis très perplexe après avoir lu ses commentaires et je dois donc bien distinguer le message reçu de son interprétation par l’humain qui le reçoit et le transmet. Je le crois tout à fait sincère. Il y a beaucoup trop de décalage entre les commentaires de ST sur Bouddha et ce que je lis dans ses sermons de l’Hinayana ou du Mahayana. Surtout, je ne comprends pas l’impasse totale qu’il fait sur le Coran, alors que le Kerala est le lieu de la première mosquée en Inde et hindouistes, chrétiens et musulmans y vivent en harmonie contrairement à d’autres régions.
Benoit : Les Dharma sutras sont un texte de spiritualité avancée. Il est difficile de savoir s’il peut susciter un intérêt au-delà des personnes spirituelles de cette planète ?
Antoine : J’ai par ailleurs découvert il y a un an et demi un texte français inspiré à Gilles Cosson en 1997 dont j’ai fait état dans le post 77. Il sera mis en valeur dans un livre en préparation sous forme de dialogue. En préparant un prochain post sur l’antisémitisme, j’ai dialogué avec le rabbin Yan Boissière qui vient de publier « Le devoir d’espérance, faire face à la crise spirituelle ». Nous partageons probablement son diagnostic d’une crise spirituelle profonde en France et il faut mobiliser des moyens complémentaires pour y faire face et les associations de la FVF ont de grandes richesses spirituelles. Mais il faut dépasser leur côté fataliste (pas la peine de se fatiguer à communiquer, ce qui doit arriver arrivera).
Benoit : En tout cas, je salue votre élan de vouloir re-spiritualiser la société française.
Antoine : Dans l’historique de diffusion vers l’Occident, Ramakrishna était l’inspiré fondateur, mort jeune, mais c’est la volonté énergique de Vivekananda qui a permis à son témoignage de se répandre aux USA et en Europe et de donner à sa mission indienne des moyens inespérés pour développer les œuvres humanitaires locales. Et si je prends la mission Ram Chandra, les inspirateurs, Lalaji et Babuji, ont établi une base solide, mais c’est surtout le troisième guru, Chariji, qui par sa capacité à dynamiser un collectif d’action lui a donné une audience planétaire sans perdre de sa qualité spirituelle. Le rayonnement dans un société ne doit jamais contraindre, mais dans notre société française agitée et déboussolée, les âmes qui souhaitent rayonner par leur simple présence passeront inaperçues.
Benoit : Je suis sans doute plus prudent que vous et ma transformation est encore inaccomplie. J’ai une vocation spirituelle dans mon action mais pour le moment à toute petite échelle et je m’en satisfais.
Antoine : Si je devais attendre que ma transformation spirituelle soit accomplie, je serai certainement mort avant ! Je ne rêve pas à être comme Elie ou Jésus, j’agis comme je peux avec ma modeste intelligence spirituelle. Elle mobilise ma réflexion pragmatique, proactive dans la manière de communiquer pour attirer l’attention des rares humains en recherche spirituelle au moment où ils sont contactés. Vous connaissez comme moi le ciblage marketing qui écoute pour comprendre les attentes. Cet outil peut être dévoyé pour vendre n’importe quoi, mais peut être utilisé pour un noble motif, attirer l’attention d’âmes en recherche et leur donner envie d’en savoir plus sur les spiritualités portées par la FVF.
Or il y a à l’évidence un déficit de notoriété des textes sacrés indiens et des pratiques spirituelles par rapport aux bouddhismes importés avec succès en France et au yoga basique promu par des « professeurs » de toutes sortes. Il y a aussi les résidus des calomnies des ignorants accusant de pratiques sectaires de nobles associations inspirées de la tradition védique. Pour surmonter ces obstacles locaux, il faut adapter la communication sur les spiritualités indiennes à la cible principale, le public français et surtout la jeunesse en recherche spirituelle, déçue par les religions traditionnelles.