Pour finaliser le contenu de notre livre en dialogue avec Gilles Cosson, « Entends homme » (parution début 2025 aux éditions de Paris), nous avons échangé avec quelques-uns de ses amis. L’un d’eux, un pasteur protestant, adhérait aux thèses de M. Römer, professeur au Collège de France sur les milieux bibliques, qui considère que selon ses recherches historiques et archéologiques, Moïse ne serait qu’une figure légendaire inspirée par les mythologies assyriennes et égyptiennes, inventée pour construire une grande Histoire d’Israël comparable à celles de ses deux grands voisins.

Cette hypothèse émise par un chercheur de culture protestante auréolé d’un titre de savant officiel ne peut qu’agrandir le fossé entre le monde chrétien et les mondes juifs et musulmans pour qui Moïse et Muhammad sont des personnages historiques profondément admirés. Or un axe de travail de ce blog est de rapprocher les textes sacrés, l’enseignement des prophètes et messagers du Créateur et les découvertes des disciplines scientifiques modernes.

Un post de dialogue m’a donc paru nécessaire pour comparer les faits historiques bibliques avérés ou supposés et les textes des religions du Livre qui parlent de Moché/Moussa/Moïse. J’ai proposé à quelques camarades de l’X et aimables contributeurs de mon blog d’y participer, et je les remercie d’avoir accepté. JP, passionné pour l’archéologie biblique, avait participé à notre dialogue sur l’antisémitisme du post 93 et HdT a suivi comme JP les cours de Römer et nous avions dialogué sur l’éthique au post 89.

Ce post 98 a été divisé en deux pour garder toute la richesse de leurs contributions en restant dans un volume de lecture raisonnable.

1 Dialogue sur l’historicité de Moïse

AB : JP, dont j’étais assez proche lors de nos études, m’a toujours impressionné par sa vivacité d’esprit et sa curiosité intellectuelle. Grâce à lui, je me suis intéressé (pour écrire mon blog) aux thèses sur l’origine des langues humaines et aux récentes recherches génétiques sur les peuples anciens. Peux-tu nous présenter les points saillants de tes recherches sur l’histoire biblique ?

JP : On ne peut pas parler de recherches mais de réflexions. Je suis les conférences de T. Römer au Collège de France et étudie certains ses livres (L’Invention de Dieu, L’Ancien Testament commenté, L’Histoire deutéronomique) ainsi que les livres de l’archéologue Israël Finkelstein (La Bible dévoilée, Les Rois sacrés de la Bible, Le Royaume biblique oublié), et celui des deux compères d’Aux Origines de la Torah. Ils combinent recherches archéologique, historique et mythique pour essayer de démêler le vrai. J’ai commis deux idées que je ne retrouve guère dans la littérature : 1) Est-ce que l’introduction par les Shasou du dieu YHWH en Canaan au XIIème siècle a inspiré le récit de l’Exode ; 2) Se pourrait-il que le roi impie Manassé ait construit le premier Temple ?

AB : Le travail de Römer se situe dans le prolongement des travaux d’autres archéologues et complète l’étude détaillée du texte biblique par les experts de l’école biblique de Jérusalem. Dans son livre « L’histoire du judaïsme », notre camarade le professeur Etienne Nodet montre la pluralité des sources et des auteurs bibliques et l’importance des traditions de Samarie (Sichem et Silo) y compris dans la rédaction du Décalogue.

JP : Oui, dans ses cours, Römer choisit un thème par année (par exemple L’Histoire de Jacob,2021 ou Le mythe de l’Exode, 2013-2015) et décortique des extraits de la Bible en les reliant à l’archéologie, aux documents égyptiens ou assyriens, aux légendes et mythes du bassin mésopotamien, etc. Il essaie aussi de déterminer dans un passage donné les différents rédacteurs et montre comment le texte a été finalement assemblé par les scribes de Jérusalem ou de Babylone (c’est pour cela qu’il y a beaucoup de répétitions ou des doubles narrations dans le texte biblique). C’est passionnant.

AB : Il y a donc deux sources majeures de provenances différentes des textes bibliques. J’avais entendu parler à l’époque de trois sources appelant Dieu YHWH, Elohim ou Adonaï, la source sacerdotale ? Prenons l’ordre chronologique pour les conclusions auxquelles tu es arrivé jusqu’à preuve du contraire : l’Exode conduit par Moïse, prophète de YHWH, puis la construction du Temple.

JP : D’après Römer (L’Invention de Dieu), le dieu YHWH a été introduit en Canaan par des rebelles venant d’Egypte : les Shasou au XII°s avant JC. Il me paraît vraisemblable que cet épisode fondateur se soit transformé en une entrée de milliers de Juifs, conduit par le plus grand des prophètes et accompagnés par l’Arche d’alliance avec leur dieu YHWH. D’où l’Exode et l’histoire de Moïse dont la jeunesse est inspirée de légendes assyriennes et égyptiennes (cf. la légende de Sargon)

AB : Non content de parler d’une « invention de Dieu », Römer conteste même l’existence historique de l’homme Moïse en disant qu’il n’y en a aucune preuve écrite d’époque. Cet historien fait l’impasse sur la plus grande partie de l’histoire de l’humanité, celle qui a précédé l’invention de l’écriture et celle qui s’est déroulée dans les peuples de culture orale comme les hébreux. Il fait aussi totalement abstraction du récit du Coran et conclut de l’imprécision du texte biblique que Moïse est un personnage romanesque inventé par des scribes.

Des thèses similaires ont été avancées sur Jésus et parfois même sur Muhammad. Or c’est un défi au bon sens d’imaginer comment et pourquoi, dans l’histoire tumultueuse de l’humanité, ces prophètes ont émergé comme des modèles de vie et d’enseignement écoutés et admirés encore aujourd’hui par des milliards d’humains qui ne sont pas des idiots endoctrinés. Römer renverse habilement la charge de la preuve. C’est à lui de prouver que leur vie a été entièrement inventée et je ne vois aucune preuve conclusive dans ses travaux.

Dans les textes sacrés, Moïse (post 3) était un assassin en fuite issu d’un peuple d’esclaves opprimé par le pharaon et Jésus n’était qu’un charpentier galiléen d’une région limitrophe de l’empire romain, deux hommes négligeables pour tous les pouvoirs de l’époque. Leurs scribes ne se sont donc guère intéressés à eux. Aucun rapport avec d’autres grandes figures de l’humanité dont on comprend comment ils ont pu et su marquer l’histoire. D’où vient ce charisme exceptionnel et cette Parole qui nous marque encore aujourd’hui ?

JP : Le personnage de Moïse est très important car c’est lui qui réalise la double promesse divine : ramener le peuple hébreu sur la Terre promise et lui redonner son Dieu, YHWH qu’il a perdu au cours de ses 400 ans d’esclavage. Voici quelqu’un qui, dans son exil, rencontre Dieu et lui parle face-à-face, obtient Son Nom. Il vainc le pharaon esclavagiste et conduit son peuple au travers de miracles. Il lui donne la Loi qu’il tient des mains de Dieu. Et, enfin, avant de mourir, intronise son successeur (Josué) et lui montre la future terre du peuple juif. C’est quand même un destin exceptionnel et il n’est pas surprenant que cette figure ait marqué à la fois le peuple juif mais aussi les chrétiens et les musulmans.

AB : Sans compter avec la richesse de son enseignement spirituel. Comment imaginer que tous ces exploits ont pu être accomplis sans qu’une personnalité exceptionnelle ne soit à la barre pour lancer cette dynamique de libération ? Comment un groupe humain peut-il garder son unité face aux difficultés qu’il a dû affronter ? Quel personnage soupçonné d’être mythique a-t-il durablement marqué l’histoire de l’humanité ? Gilgamesh ? Yu le Grand ? Rama ? Krishna ? Homère ? Lao Tseu ? Prenons Yu le Grand dont vous avez peut-être entendu parler (voir post 68). Nos amis chinois ont un biais culturel, celui de vouloir être une civilisation très ancienne et une préférence marquée pour un ordre pyramidal incarné par un empereur.

Le premier empereur historique est daté de – 221, c’est trop récent à leur goût. Ils font donc référence à une première dynastie impériale fondée en – 2205, cela fait plus sérieux. Et avant lui il y aurait eu dans certaines légendes des fils de dragons et d’humains. Il y a eu peut-être un énergique organisateur, puissant dans une partie du bassin du Fleuve Jaune, qui a su coordonner les grands travaux d’irrigation qui ont permis de dompter ses redoutables crues. Car à cette époque la population chinoise s’est envolée, signe d’une bonne productivité agricole.

On peut donc comprendre comment et pourquoi une grande histoire s’est construite, soit à partir d’un personnage réel, soit de toutes pièces et dont on ne retrouve pas de traces visibles pour les historiens. A la limite, peu importe, mais Moïse ? Quelle conjonction de circonstances, de volontés humaines, d’imaginations, auraient pu construire sans fondement historique cette figure majeure de l’humanité ?

JP : Tu as raison et je l’ai dit, c’est une personnalité exceptionnelle. Mais elle peut très bien avoir été construite à partir de légendes existantes et connues à l’époque : Sargon d’Akkad sauvé des eaux, le vizir sémite Aper-El au XIIIème siècle, Gilgamesh sauveur de son peuple, les plaies-catastrophes du Papyrus d’Ipuwer, Dieu qui transmet son code à Hammurabi.

AB : Ce que je constate dans mon post sur Moïse et dans mes publications prévues l’année prochaine, c’est qu’il y a une compatibilité évidente entre le récit biblique et le récit coranique qui précise souvent le récit biblique. Moïse est cité 770 fois dans la Bible et 502 fois dans le Coran, c’est dire l’importance de ce prophète. On ne peut pas dire que le contenu de ces textes sacrés soit un amalgame de mythes et de légendes même si, surtout dans la Bible, certains faits ont été romancés en fonction des préjugés des scribes.

Le Coran est en soi une preuve absolue pour un croyant comme moi que Moïse est une personne historique. Et l’extraordinaire richesse et précision du Coran est une preuve logique de l’impossibilité de construire deux millénaires après Moïse une légende complémentaire sur sa vie et ses exploits. D’autant plus que celui qui aurait construit cette légende n’est pas un poète comme Homère, c’était un simple caravanier arabe très peu instruit et il n’a pas eu beaucoup de temps libre dans sa vie pour faire des recherches sur différentes sources historiques et composer son texte.

2 L’apparition du polythéisme et l’exode

AB : Le monothéisme a précédé le polythéisme apparu avec le développement des villes, des guerres et des idoles à vénérer pour vaincre l’ennemi. Il est attesté dès l’époque de Noé, bien avant l’apparition de l’écriture, mais il s’est beaucoup développé en Mésopotamie. Les prophètes bibliques ont dû le combattre avec détermination car il était associé à d’horribles pratiques comme le sacrifice aux idoles du premier né.

La conviction d’un Dieu unique et de la possibilité de se relier à lui par la prière et la méditation ne dépendent pas du Nom qu’on lui donne. Les langues se sont diversifiées depuis les temps adamiques, ce que l’épisode de la Tour de Babel évoque à l’échelle régionale. Zarathoustra (post 5) enseignait l’unicité d’Ahura Mazda, le Veda (post 6) parle de Brahmane, et dans les langues sémitiques, c’était plutôt la racine El (Elohim, Allah) qui était utilisée.

Dans le récit biblique, Dieu se nomme d’abord « Je suis ». C’est sur l’insistance de Moïse qu’il lui révèle le tétragramme YHWH que le prophète prononce à sa suite et enseigne à son peuple bien avant l’apparition de l’écriture hébraïque, une langue de la famille cananéenne. Dans la tradition musulmane, il y a 99 noms qui peuvent être invoqués pour le Dieu unique, mais le tétragramme n’apparaît pas dans le Coran. Tu avais par curiosité interrogé ChatGPT ?

JP : Oui, après que j’eus formulé cette idée, j’ai demandé à ChatGPT, est-ce que l’arrivée des Shasou en Canaan avec le dieu YHWH a pu inspirer l’Exode ? Voici la réponse. L’hypothèse selon laquelle l’arrivée des Shasou en Canaan, avec leur dieu nommé Yhw (Yahweh), aurait pu inspirer le récit de l’Exode est une idée débattue parmi les historiens et archéologues. Les Shasou étaient des groupes de nomades ou semi-nomades mentionnés dans les textes égyptiens du Nouvel Empire (environ 15e au 12e siècle avant notre ère). Certains de ces textes mentionnent les « Shasou de Yhwh », ce qui pourrait être une référence ancienne au culte de Yahweh, le dieu qui deviendra plus tard central dans la religion d’Israël.

Présence de Yahweh : Les Shasou, dont certains cultivaient Yahweh, se déplaçaient dans des régions proches du Sinaï et du sud de Canaan, où la tradition biblique situe une partie des événements de l’Exode. Certains chercheurs suggèrent que les croyances des Shasou autour de Yahweh auraient influencé les tribus qui allaient devenir les Israélites. Cela pourrait expliquer l’adoption de Yahweh comme dieu central.

Nomadisme et migration : Les Shasou étant des nomades, l’idée d’un peuple en déplacement à travers des terres désertiques correspond à certains aspects du récit de l’Exode. L’Exode décrit un mouvement de population à travers le désert, et il est possible que ce mythe reflète, de manière symbolique, des mouvements migratoires réels dans l’Antiquité, y compris ceux des Shasou.

Influence égyptienne : Les Égyptiens ont documenté la présence des Shasou dans des territoires sous leur contrôle ou leur influence, y compris le Canaan. Si une partie de ces groupes a été en contact avec les Égyptiens ou a même subi des oppressions, cela pourrait avoir inspiré les récits de l’Exode. L’idée d’un peuple opprimé par une puissance égyptienne puis libéré pourrait être une interprétation ou un souvenir de ces expériences historiques.

Hypothèse de l’inspiration de l’Exode : Certains chercheurs pensent que l’Exode, tel qu’il est raconté dans la Bible, est une construction théologique tardive qui pourrait avoir été influencée par plusieurs événements historiques, dont la présence des Shasou dans la région, leur culte de Yahweh, et leurs interactions avec l’Égypte. L’Exode pourrait ainsi combiner des souvenirs de migrations réelles, de relations avec l’Égypte, et des croyances religieuses partagées ou adoptées par les anciens Israélites. Cependant, il est important de noter que cette hypothèse reste spéculative. L’Exode, en tant que texte, est bien plus tardif que la période des Shasou, et les preuves archéologiques directes qui relient ces deux récits manquent. Néanmoins, l’idée d’une influence de ces groupes nomades et de leur dieu Yahweh sur les premières traditions israélites est plausible et fait partie des théories explorées par les chercheurs.

JP : ChatGPT reprend de manière un peu vague des informations disparates. Pour ma part, je n’ai pas trouvé de site où mon hypothèse est explicitée et soutenue. J’en parlerai au professeur Römer en mars prochain.

AB : Si Moïse date de -1250, le Nom qu’il utilisait pour enseigner la troupe d’esclaves en fuite qui l’ont suivi a pu se répandre chez les Shasou, des trublions de l’empire égyptien. Certains parmi ces nomades ont pu rejoindre la troupe d’esclaves guidée hors d’Egypte par Moïse.

Le récit biblique de l’exode ne colle pas avec les recherches sur le terrain. Si 600 000 hommes avaient erré dans le désert à partir de mont Sinaï (dont on ne connait pas l’emplacement exact), on devrait en retrouver des traces. Et d’où venaient ces armes avec lesquelles ils ont combattu les peuples qui voulaient les refouler ? Elles ne poussent pas dans le désert et je serais très étonné que les égyptiens aient laissé s’enfuir une troupe si nombreuse avec des armes.

JP : Le retour des Juifs sur la Terre promise avec la guerre de destruction menée par Josué n’a aucun support archéologique (pas d’incendie de Jéricho, etc.)

AB : Un historien libanais a émis l’hypothèse que le périple des esclaves en fuite s’est plutôt déroulé dans la péninsule arabique, en particulier au Yémen.

JP : J’ai lu le livre de Kamal Salibi, La Bible est née en Arabie. On peut comprendre que cet historien, mort en 2011, soit adulé par les moyen-orientaux (y compris mon ami libanais qui m’a offert ce livre). Car il situe les royaumes d’Israël et de Juda ainsi que le Temple en Arabie occidentale, dans l’Asir, au sud de la Mecque !!! Bien sûr, aucune preuve archéologique. Il se base sur le fait qu’en raison des la proximité de l’hébreu et de l’arabe, il retrouve tous les noms de localités bibliques en Asir (en jouant un peu sur les voyelles et les consonnes). Ce n’est pas étonnant car même en France plein de localités ont le même nom. C’est lié à une certaine rationalité quand on nomme un village. Ce n’est pas surprenant de trouver le mot montagne ou ruisseau pour nommer un village.

Il en profite aussi pour dénigrer l’hébreu qui, dit-il, a cessé d’être employé au Vème siècle avant JC, est un dialecte de l’Arabie du Sud et qu’ensuite les Massorètes ont tout inventé. Il dit aussi que les Philistins viennent d’Arabie saoudite et ont colonisé Gaza (alors que c’est une population de marins méditerranéens). Bref, pour moi, il manque d’objectivité scientifique, mais on peut comprendre sa notoriété dans les pays arabes.

AB : Ainsi il aurait un parti pris lié à sa culture d’origine. C’est une subjectivité que j’ai toujours évitée. L’errance dans la région de la troupe d’esclaves en fuite qui avait suivi Moïse est pratiquement impossible à reconstituer faute de traces durables, d’autant plus qu’elle s’est probablement divisée en plusieurs groupes. Mais quand ils commencent à s’établir durablement dans certains zones, l’hypothèse de l’Arabie occidentale est invraisemblable, a fortiori pour les royaumes et le Temple.

3 Date de la construction du Temple de Jérusalem

AB : L’autre sujet majeur est la date de construction du Temple de Jérusalem.

JP : Salomon et son grand royaume ne figurent dans aucun document ou artefact ou archive de l’époque malgré les détails des archives égyptiennes et assyriennes. Or son royaume prétendu est énorme, il inclut la Syrie, tout le Proche-Orient et le Sinaï. Seuls les deux royaumes (Israël au Nord et Juda au sud) sont attestés à partir du Xème siècle. Je pense que pour construire le Temple, il faut une longue période de stabilité et de prospérité économique, et des compétences architecturales. Or le roi Manassé a régné sur Juda de – 698 à -642 (57 ans) en payant des tributs à l’Egypte et l’Assyrie (pas de guerre et du commerce) et a disposé des élites venues à Jérusalem après la destruction de Samarie (722). Il était également très éclectique et tolérant en matière de religion. Je pense donc que c’est lui qui achevé la construction du Temple mais qu’il l’a ouvert à tous les dieux en vogue (Baal, Asherah…). C’est pour cette raison et pour sa soumission à l’Egypte et à l’Assyrie (militaire, commerciale, économique, religieuse) qu’il a été honni par les rédacteurs de l’histoire deutéronomique qui le présentent comme le pire roi. Hors de question alors de lui attribuer la construction du Temple.

AB : Ton hypothèse est tout à fait crédible. Le royaume d’Israël s’est séparé de Juda en -933 pour des rivalités royales et a vécu sa vie pendant deux siècles. Il a été enseigné par les prophètes Elie, Amos et Osée. A la même époque, c’est Isaïe puis Michée qui prophétisaient à Juda. Samarie, sur un terrain fertile et bien situé sur les axes de commerce était, d’après les archéologues, huit fois plus peuplé et beaucoup plus riche que le petit royaume de Juda, magnifié par les scribes biblistes. Les talents et les ambitieux ont dû affluer en Samarie et c’était une cible convoitée par les empires rivaux d’Egypte et d’Assyrie. Ton idée a dû venir à l’esprit de certains historiens, mais le Temple de Jérusalem est tellement important dans la conscience du peuple juif qu’ils ont préféré taire cette idée ?

JP : Oui, si le Temple abrite des idoles. Il faut attendre Josias pour qu’il les détruise et consacre le Temple au Dieu unique.

AB : Dans le texte biblique, je m’intéresse essentiellement aux messagers et prophètes. Sous le long règne de Manassé, le prophète biblique était Nahum, surtout connu comme l’oracle de la chute de Ninive qui interviendra en -612. D’après la Bible comme le Coran, Ninive avait auparavant été avertie d’une catastrophe imminente par le messager Jonas vers – 760. La différence entre les fonctions de messager et de prophète est étudiée dans le post 1. Il rend hommage à Muhammad qui avait ces deux responsabilités. D’après la Bible, Ninive était une grande ville de plus de 100 000 habitants. Le peuple et son roi ont écouté ce messager étranger, ils ont jeûné et se sont amendés avant de reprendre leurs mauvaises habitudes un siècle après. Ils ont ainsi évité la catastrophe annoncée, ce qui a agacé Jonas. Je ne vois pas dans le petit livre de Nahum ces imprécations contre les dérives de Manassé que 2 Rois 21 décrit avec abondance. Ce livre des Rois est un plaidoyer à charge contre lui.

JP :  pas de commentaire

AB : On peut en retenir que la construction du grand Temple attribuée à Salomon vers 950 dans la Bible n’est plausible que bien après la prophétie d’Amos vers 748 et d’Isaïe à partir de 740. Nous ne pouvons plus lire de la même manière les textes attribués à ces prophètes et surtout les livres des Rois dont les rédacteurs sont imprégnés de la théologie deutéronomiste, l’importance de la lignée davidique et du Temple de Jérusalem.

JP : rien à ajouter

AB : J’ai foi dans tous les prophètes de la Bible et du Coran et suis ouvert aux erreurs de transmission sur leurs actes et leur enseignement. Il y aurait donc un décalage de trois siècles entre Salomon qui avait reçu de Hiram, roi de Tyr, du bois de cèdre (ce que confirme la Parole de 1974) et l’achèvement du Temple. Entre les exploits de Moïse et la centralisation religieuse à Jérusalem, il y aurait six siècles de transmission orale par diverses traditions dans un peuple longtemps désuni. Nodet pense que, parmi les sources multiples du texte biblique, celles de Samarie ont été déterminantes dans la rédaction du Décalogue.

JP : On ne peut décrire en quelques lignes la manière dont la Bible a été écrite, par qui et quand. Il faut plusieurs livres. De ce que je comprends, les 4 premiers livres forment un tout cohérent (Yahvistes Y et Elohistes E). Le Deutéronome et les livres de Josué, Juges, 1-2 Samuel, 1-2 Rois composent l’histoire deutéronomique, écrite du XVIIème au IVème siècle av. JC à Jérusalem et Babylone (D). Les Prêtres ou Sacerdotaux (P) ont complété les 4 premiers livres au VIème siècle. Les livres suivants sont des recueils variés (dont les Prophètes majeurs et mineurs).

AB : Jésus parlait de la Loi et des prophètes. Pour un occidental contemporain comme moi, les lois de l’époque des prophètes sont périmées, seuls restent les principes fondamentaux enseignés dans la continuité prophétique. Les prophètes sont pour la plupart datables, mais il n’est pas toujours facile de discerner ce qui vient d’eux et ce qui a été annoncé par leurs disciples. Pour le grand prophète Isaïe, il est maintenant largement admis que seuls les chapitres 1 à 40 sont de lui. Donc la parabole du serviteur souffrant où les chrétiens s’escriment à voir une annonce de Jésus n’est même pas de lui. Par contre la prophétie d’Amos sur Bethléem est probablement de ce prophète ancien dont le Livre est court.

4 Bipolarité du judaïsme ancien

AB : Cette reconstitution historique explique aussi la longue coexistence entre le culte monothéiste et les cultes aux idoles, énergiquement combattus par les prophètes depuis Elie. La complexité du judaïsme ancien est très différente de l’unité monothéiste des arabes, rapidement acquise dans la péninsule arabique. Les peuples de nomades hébreux en quête de territoires dans des zones déjà habitées par d’autres peuples en rivalité guerrière voyaient Dieu avant tout comme Celui qui les favorise dans les situations de guerre et de sécheresse. Quand un habile roi guerrier comme Akhaz (875-853), épouse Jézabel, une riche princesse phénicienne, le culte de ses dieux se développe. La complexité des croyances et des récits épiques est accentuée par la séparation en deux royaumes, Israël au Nord et Jérusalem qui aboutira à un clivage culturel persistant.

JP : D’après la Bible, la scission en deux royaumes est due à la dispute pour hériter de Salomon, entre Jéroboam son général qui prend le royaume du nord et Roboam son fils qui prend celui du sud, ce qui impliquera que les rois de Juda seront tous de la lignée de David (et pas ceux du nord, où plusieurs dynasties se succèdent). Je pense qu’à l’époque de la scission, YHWH n’était qu’un dieu parmi d’autres, statue en forme de taureau, flanquée de sa parèdre Asherah. Ce n’est que sous Josias, roi de Juda (-640/-609) que s’affirme le culte du dieu unique, donc le vrai judaïsme. Pour cela, Josias détruit les idoles, ainsi que les sites de culte de YHWH hors Jérusalem dont il fait le lieu unique de l’adoration de YWH.

AB : Il faut aussi noter le décalage considérable entre la lecture cadastrale des ultra-orthodoxes juifs du texte biblique du livre de Josué (où YHWH aurait attribué d’immenses territoires au peuple composite conduit par Moïse au détriment des habitants de la région) et la réalité historique d’une région où des empires et des peuples en rivalité guerrière se disputèrent constamment les territoires cananéens. Relativiser le texte biblique contribuerait à instaurer enfin la paix dans la région de Canaan en se fondant sur les réalités humaines actuelles. Dans le texte coranique, la lutte armée contre l’oppression est acceptable, mais pas l’idéologie de conquête des cavaliers arabes après la mort du prophète et encore moins l’intention criminelle d’exiler les juifs qui habitent la région.

JP : Il est probable qu’entre le XIIème et le IXème siècles, la notion de peuple hébreu adorant YHWH parmi d’autres dieux en Canaan s’est établie. Deux royaumes se sont créés (comme c’était l’habitude à l’époque dans cette région : Moab, Ammon, Edom, Damas…). L’un plutôt riche autour de Samarie, l’autre, plus pauvre, autour de Jérusalem et d’un chef charismatique David. Donc effectivement pas de conquête brutale, mais des accords/désaccords sur les paiements de tributs à l’Egypte ou l’Assyrie qui entraînaient des expéditions punitives de temps en temps.

AB : Quelles sont tes conclusions personnelles sur la fiabilité historique du récit biblique ?

JP : On commence à avoir des preuves archéologiques à partir de la création des deux états, Israël et Juda, même si Juda, avec Jérusalem comme capitale, ne reste qu’un très petit royaume jusqu’à l’arrivée des élites émigrées chassés du royaume du Nord (Samarie) après 722. Côté Bible, je suis plutôt confiant dans l’histoire des deux royaumes et de leurs rois telle qu’elle est racontée dans Rois I et II. Donc à partir du 9ème siècle avant JC. Il y a beaucoup de données archéologiques (stèles, piédestaux, tablettes, ostracons, sceaux…). Pour ce qui est avant (Création, Patriarches, Exode) il n’y a rien… POUR L’INSTANT.

AB : Hervé, tu as suivi notre dialogue auquel tu n’as pas souhaité participer sur la partie biblique. Nous le poursuivrons avec JP en intégrant à notre réflexion les autres textes sacrés. Peux-tu conclure cette partie en nous donnant tes impressions ?

HdT : J’ai aimé ce débat sur la Bible, sur les événements historiques qu’elle rapporte, sur les visions religieuses qu’elle transmet. Mes connaissances bibliques sont bien insuffisantes, toutefois, pour ajouter ou retrancher quoi que ce soit. Je discerne toujours ce qui est de l’ordre de la raison et ce qui est de l’ordre de l’âme. Je demeure sous l’influence de mes études à l’École polytechnique sur les sciences exactes…

L’Homme de chair et de sang est le fruit d’une évolution des espèces qui a duré des millions d’années, des milliards même. Sa raison, son intelligence est enserrée dans la logique mathématique. « Tout dans l’univers, y compris les humains, fait partie d’une structure mathématique », selon le cosmologue Max Tegmark. Au fil des millénaires, et surtout depuis trois siècles, la capacité créatrice de l’Homme, sans commune mesure avec celle de l’animal et du végétal, est de plus en plus féconde et efficiente.

La technologie se hâte, court vers un dessein inconnu. Où en serons-nous dans un siècle, dans un millénaire… ? Ne mésestimons jamais la force de la rationalité. Elle pourra bientôt tout détruire et tout bâtir. Elle vient de créer une autre race : celle des robots. En beaucoup de domaines, l’intelligence artificielle surpasse déjà l’intelligence humaine : qu’en sera-t-il quand seront centenaires ceux qui ont vingt ans aujourd’hui ?

À côté de l’intelligence humaine, il y a un autre fruit de l’évolution : l’instinct, l’intuition, le sixième sens, la conscience, le don de prophétie, la foi… Je ne sais comment le nommer. C’est une énergie plus formidable que les quatre interactions fondamentales de la nature. Mais elle est souvent ignorée ou malaimée. C’est elle qui presse chacun de protéger sa famille, de se lancer dans de nouvelles découvertes, de faire la guerre, de prier, de sacrifier sa vie, d’admirer des œuvres d’art… Cette force est hélas ! enserrée dans des passions souvent destructrices : la peur, l’orgueil, la cupidité, la jalousie, la vengeance…

L’amour y tient quand même une place éminente. Mais les hommes, les femmes et les enfants restreignent presque toujours leur affection à un petit cercle alentour. Comme l’a bien expliqué Henri Bergson, seuls quelques esprits supérieurs ont une conscience d’amour universel qui s’étend à tous les hommes, ceux d’hier, d’aujourd’hui et de demain, et même à toutes les espèces animales et végétales. Siddhattha Gotama, Jésus le Nazôréen, Mohandas K. Gandhi et Léon Tolstoï étaient de ces géants hors du commun. Ils avaient noué un lien mystérieux avec l’inaccessible, l’invisible, l’incompréhensible. Bien des illustres personnages de la Bible étaient du nombre de ces voyants, de ces ambassadeurs, de ces messagers, de ces demi-dieux.

Ces âmes exceptionnelles ont guidé sur le bon chemin de nombreux disciples. Mais leur petit nombre n’a pas suffi hélas ! à faire rayonner la charité dans tout le cosmos. Les haines nationales, par exemple, sont aujourd’hui aussi naïves et cruelles qu’il y a 2 000 ou 3 000 ans. La noosphère purificatrice n’existe toujours pas. Si l’univers est une machine à faire des dieux (H. Bergson), par quelle voie agit-il… ?