Ce post inaugure une nouvelle catégorie de ce blog, les dialogues. Celui-ci est un dialogue de polytechniciens croyants donc atypiques, car ils allient foi et raison. Je remercie Hervé, un aimable commentateur de mon blog, d’avoir accepté mon invitation pour parler d’éthique. Ce thème a déjà été abordé dans le post 70 sous l’angle de la philosophie politique à propos de la discussion en démocratie.

Nous ne parlerons pas ici des diverses morales de philosophes, mais de vie spirituelle, ce qui nous situerait plutôt dans la logique des stoïciens que dans celle d’Aristote et de sa liste de vertus ou de la métaphysique de Spinoza. Nous ne nous référerons pas aux nombreuses morales religieuses, aux lois erratiques inventées par leurs idéologues et à leurs contradictions. Ni le droit canonique des christianismes, ni la halakha des rabbins, ni la charia des oulémas, n’ont suffi pour vaincre le mal.

Par rapport aux sensibilités musulmanes, nous nous situons dans l’esprit des soufis qui tracent leur voie autonome plutôt que des sunnites qui suivent des fatwas ou des chiites qui se soumettent à des mollahs. Quant aux sensibilités orientales, nous nous plaçons plutôt dans la logique de suivre un tao, une voie à définir, de pratiquer le karma yoga, celui des œuvres, ou l’octuple sentier de Bouddha.

Nous voyons la vie spirituelle comme une autodiscipline au quotidien nous aidant à répondre aux cas de conscience qui se posent à nous. Nous voulons rejeter le mal sous toutes ses formes, celui que nous subissons, celui que nous faisons.

Introduction

Antoine (AB) : Ce dialogue se déroulera en réfléchissant successivement à sept négations : non-mensonge, non-convoitise, non-ignorance, non-jugement, non-indifférence, non-peur, et non-violence. Cette formulation s’inspire de l’enseignement du Bouddha. Il parle du Non né, Non devenu, Non créé, Non composé, sa manière d’évoquer Dieu.

Hervé (HdT) : Il faut bien garder à l’esprit que le dessein du Bouddha historique était d’expliquer comment vaincre les souffrances des hommes ici-bas. Adolescent, il avait été bouleversé par les terribles souffrances de ceux qui vivaient non loin du palais de son père. Étudier les causes de ces maux, découvrir et enseigner les moyens de les écarter ou de les soigner, voilà à quoi il résolut de consacrer sa vie. Il comprit que : « Celui qui possède la vraie sagesse est un bateau sûr pour traverser l’océan de la vieillesse, de la maladie et de la mort. Il est aussi une grande lampe qui brille dans les ténèbres de l’ignorance, un bon remède pour toutes maladies et une hache tranchante pour abattre l’arbre des afflictions. »

Le Bouddha historique n’aimait guère les questions de ses fidèles sur l’au-delà. Il refusait souvent d’y répondre. Bien sûr, son silence, ou parfois même son agacement, décevait ses moines : quelques-uns le quittèrent pour cette raison. Siddhattha Gotama, le Bouddha historique, expliqua lui-même clairement que les questions métaphysiques n’entraient pas dans le champ de sa vocation. Dans un sutra hinayana, il dit : « Rappelle-toi bien, Malunkyaputta, que Bouddha ne se prononce pas sur l’éternité du cosmos, sur sa finitude, sur la différence entre l’âme et le corps, sur l’existence du Tathagata après la mort… Je ne me prononce pas parce que ces questions ne se relient pas au but et ne sont pas fondamentales pour la voie de l’éveil ».

AB : Cette citation traduite du pali me parait fiable. De très nombreuses altérations se trouvent dans la transmission des enseignements oraux donnés par Bouddha dans un prakrit, une langue courante dérivée du sanscrit des brahmanes. J’ai développé la question des enseignements d’origine du Bouddha dans les posts 4,7 et 8.

HdT : Bouddha n’oppose pas le bien et le mal comme concepts, mais ce qui est bon, profitable (kusala), à ce qui est mauvais, non profitable (akusala). Est non profitable ce qui résulte des « trois poisons » (avidité, colère, ignorance) et entraîne des effets négatifs et l’absence d’états idéaux (fermeté, pureté, liberté, capacité à agir, calme). Par exemple la méditation, profitable a priori, peut susciter la vanité, non profitable.

Bouddha montre le moyen de faire cesser la souffrance par la pratique du sentier octuple, juste dans la compréhension, la pensée, la parole, l’action, le mode de vie, l’effort, l’attention et la concentration. Il permet de développer les quatre « qualités morales » : la bienveillance ou fraternité (maitrī), la compassion (karunā), née de la rencontre entre notre bienveillance et la souffrance d’autrui, la joie sympathique ou altruiste (muditā), qui se réjouit du bonheur d’autrui ; l’équanimité (upekṣā), qui va au-delà de la compassion et de la joie sympathique, un état de paix en toute circonstance, heureuse ou triste.

AB : L’enseignement de Bouddha ne peut être dissocié de ses racines védiques dravidiennes, à la source des valeurs communes du monde indien, l’hospitalité, la non-violence (ahimsa), l’honnêteté (asteya), la patience, la tolérance, le contrôle de soi, la compassion (karuna), la charité (dāna) et la bienveillance (kshama).

Le refus du mal est un effort, une lutte en soi-même, le grand djihad, le djihad al nafs. Ce mot a été détourné par l’ignorance des djihadistes qui se crispent sur le contexte passé d’une lutte de légitime défense. Le prophète a dû engager le petit djihad, la lutte armée, pour empêcher la petite communauté de ses fidèles de disparaître sous les coups de leurs ennemis qurayshites décidé à les exterminer. La prédication du Coran à La Mecque avait toujours été pacifique pendant 10 ans.

1 Le non-mensonge, une éthique de sagesse

AB : Tu m’as parlé de la difficulté d’intéresser les cercles de réflexion auxquels tu as participé au sujet de l’éthique. Certes, le sens donné à ce mot est très variable et souvent abstrait. Pour nous relier à l’action dans ce monde qui nous préoccupe ici, je te propose d’ordonner notre dialogue en débattant autour de sept axes de transformation personnelle reliables à des vertus relevant d’une éthique appliquée. Nous commencerons par le refus du mensonge, un thème universel et conclurons par la violence, puisque ce post se place à la suite des posts 87 et 88 sur guerre et paix. Que penses tu du sujet du mensonge ?

HdT : J’ai un ami très cher depuis une cinquantaine d’années, prêtre aux USA. Lors d’une récente visite à Paris, il m’a demandé s’il était des circonstances où l’on pouvait mentir, où l’on devait même mentir. Car cette question l’avait taraudé durant plusieurs décennies. Je lui ai répondu sans hésiter : oui, bien sûr. Il m’a alors avoué qu’après une longue réflexion, après avoir longtemps professé le contraire, il partageait maintenant mon opinion. La vraie difficulté est de savoir ce qui est mensonge ou vérité. Pour discerner la vérité, il faut en appeler à la fois à la raison et au cœur.

AB : Les réflexions proposées dans mon blog se fondent toujours sur les grands textes sacrés. Le refus du mensonge est prôné à la fois par Bouddha (« juste parole ») et par Jésus (« que ta parole soit oui ou non, tout le reste vient du malin », et de « toute parole sans fondement que tu as proféré il sera tenu compte au Jour de la Justification »). Muhammad était reconnu à La Mecque pour la fiabilité de ses paroles. Que dire ou ne pas dire ? Le silence est toujours possible, mais on peut aussi détourner habilement le piège ou l’agressivité de l’interlocuteur comme Jésus et Bouddha ont su si bien faire face à leurs contradicteurs. On ne peut parler de mensonge fondamental que par rapport à une Vérité absolue qui nous est inaccessible. Et la Parole de 1974 nous dit : « La Vérité, c’est que le monde doit changer ». Elle replace donc ce concept abstrait dans notre dynamique personnelle et collective de changement.

2 La non-convoitise ou le contrôle du désir, une éthique de raison

AB : Passons maintenant à un thème sur lequel la psychanalyse moderne a beaucoup travaillé et qui était déjà dans les textes sacrés. Les dix Paroles transmises par Moïse enseignent de ne pas convoiter. Et on retrouve dans les valeurs chrétiennes traditionnelles la tempérance. La recherche d’un comportement raisonnable est soumise à rude épreuve dans une société de consommation sans frein ?

HdT : Convoiter rend malheureux. J’ai la chance d’avoir peu souvent envie d’acheter des biens matériels. Cela m’épargne bien des soucis ! Mais il est des formes plus graves de convoitise : le pouvoir, la notoriété. Combien ont vu leurs passions les détruire physiquement et psychologiquement ! Chacun devrait avoir appris dès l’enfance à découvrir ces démons si perfides, et à les anéantir ou les maîtriser dès leur apparition. Le combat ne doit jamais cesser tout au long de la vie.  « Aussi est-il constant que d’arracher du cœur une passion, c’est de toutes les entreprises la plus grande » (Pascal).

Sur la convoitise, j’aime cette sourate 89 du Coran : « Quant à l’homme, lorsque son Seigneur l’éprouve en l’honorant et en le comblant de bienfaits, il dit : « Mon Seigneur m’a honoré« . Mais par contre, quand Il l’éprouve en lui restreignant sa subsistance, il dit : « Mon Seigneur m’a avili« . Mais non ! C’est vous plutôt, qui n’êtes pas généreux envers les orphelins, qui ne vous incitez pas mutuellement à nourrir le pauvre, qui dévorez l’héritage avec une avidité vorace, et aimez les richesses d’un amour sans bornes. »

AB : A l’époque de Moïse, il y a plus de 3000 ans, le commandement était de ne convoiter ni la femme ni le champ ou la propriété de ton voisin. De nos jours, les sujets de convoitise sont innombrables et artificiellement créés par les profiteurs de la consommation et leur matraquage publicitaire. Tu as raison, le pouvoir ou la gloire sociale sont aussi des pièges omniprésents, mais d’autres sont plus subtils. Pour y échapper, il faut couper le mal à la source en s’examinant soi-même et comprendre le mécanisme du désir. Certains désirs sont légitimes et contribuent au bonheur pour lequel Dieu nous a créés. Il n’est pas bon de prétendre les supprimer comme les ascètes qui n’y arrivent d’ailleurs jamais. « Connais-toi Toi-même » était gravé au fronton du temple de Delphes. La raison doit garder sa vigilance pour examiner si un désir est illégitime ou s’il tombe dans l’exagération. Tempérance chrétienne ou juste milieu bouddhiste, c’est la même autodiscipline.

HdT : Les biens matériels ne sont pas une mauvaise chose en soi s’ils sont bien acquis et employés. Le Digha Nikaya 31dit : « Celui qui acquiert sa richesse de manière inoffensive, comme une abeille qui récolte du miel, les richesses s’accumulent pour lui comme la croissance rapide d’une fourmilière.  Avec la richesse ainsi acquise, un laïc apte à la vie de famille divise sa richesse en quatre parties : ainsi gagnera-t-il l’amitié.  Une partie pour ses besoins, deux parties pour ses dépenses professionnelles, la quatrième pour les moments où il en aura besoin. »

3 La non ignorance ou connaissance des hommes et du monde, une éthique de travail de l’esprit

AB : Nous restons dans le domaine du travail sur l’esprit, comme préalable à celui sur l’âme, l’effort de connaissance sur lequel le Coran insiste. Nous ne sommes plus à la même époque, il y a beaucoup d’informations disponibles facilement pour tous, mais la nécessité de s’efforcer de comprendre le monde et les autres est plus que jamais d’actualité ?

HdT : L’ordinateur, le smartphone et l’intelligence artificielle bouleversent l’humanité actuelle. Toute connaissance est désormais à la portée de tous. Si les sages peuvent transmettre bien plus aisément leurs enseignements, les démons peuvent tout aussi facilement transmettre leurs tentations ! Les gens les plus instruits réglaient autrefois l’éthique, mais le gouvernement de l’éthique est entièrement à reconstruire. Cette refondation se fera avec ce demi-dieu mystérieux, universel, omniscient, immortel, à la fois dangereux et bienveillant, de plus en plus puissant : l’intelligence artificielle. Le scientifique français Y. Le Cun, de Meta, assure que : « L’intelligence artificielle va probablement changer l’idée que l’humanité se fait d’elle-même ».

AB : Je ne m’attendais pas à ce que tu rebondisses sur l’I.A., sujet que tu connais bien dans le domaine des véhicules autonomes, il sera peut-être utile de consacrer un autre dialogue à ce sujet. Peut-on « gouverner l’éthique » ? En parlant de lutte contre l’ignorance, je pensais d’abord à l’effort de connaître avec le cerveau et le cœur nos frères humains au sens de co-naître. Bien les regarder et les écouter, réfléchir à ce qu’ils sont et nous disent afin de permettre la naissance d’une relation constructive entre individus libérée de tous les préjugés qui plombent nos idées et que le dialogue permet de dépasser. Mais aussi à l’effort de compréhension, par la science en particulier, de la planète dont Dieu nous a fait le jardinier et de cette Création dont nous sommes le calife. Ne serait-ce que pour réparer les désordres que nous y avons introduits.

HdT : Les dirigeants d’un peuple passent leur temps à prescrire des commandements moraux. La plupart des lois ont trait à l’éthique : abolition de la peine de mort, qualification des crimes et délits, accueil des immigrés, soutien aux pauvres, aux malades et aux chômeurs, contrôle des sectes, euthanasie, avortement, déclaration de guerre, etc. Dans son livre « Le bonobo, Dieu et nous », le primatologue de Waal a démontré que les bonobos étaient aussi dirigés par des chefs soucieux de moralité.

Pour les juifs et les chrétiens, les Tables de la Loi furent données par Dieu à Moïse. Il transmit le Décalogue dicté par Dieu et tout un ensemble de lois religieuses, sociales et alimentaires. Mais pour les athées, le Décalogue n’est qu’une loi d’éthique rédigée par le guide des Hébreux. Comme tant d’autres, le Code de Hammurabi, texte babylonien de 282 articles de droit daté d’environ 1750 avant notre ère.

Plus généralement, tout homme se préoccupe de savoir ce qui est moralement bon et ce qui ne l’est pas. Écoutez les conversations entre amis ou collègues : vous le vérifierez aisément. C’est pourquoi le comportement des gouvernants importe tant à la bonne marche de toute société humaine. Il doit encore tenir compte du droit, des souhaits du peuple et de l’éthique des autres nations. Peu à peu, partout dans le monde, les éthiques s’adaptent ainsi aux temps nouveaux. Si un désaccord sur l’éthique survient dans une nation entre les élites et le peuple, le désordre menacera vite la cohésion de tout l’édifice social.

AB : Je comprends mieux ce que tu veux dire, tu penses à l’éthique des « gouvernants », souhaitable tant que l’humanité n’aura pas retrouvé sa liberté génésiaque. Comme je l’explique dans mon post 3 sur Moïse, tout laisse à penser qu’à part les Dix Paroles, les 613 règles de la Torah sont l’œuvre des pharisiens, écrits un millénaire après Moise.

4 Le non-jugement, passage à l’éthique spirituelle

AB : Je reprends maintenant un sujet développé au post 22. Il rappelle ce que disait Jésus en Palestine : « Si tu veux prier et si tu as quelque ressentiment contre ton frère, va d’abord te réconcilier avec lui, puis ayant fait cela, viens et prie ». Il ajoute en 1974 : « Se réconcilier, c’est bien, mais le mieux est encore de ne jamais être fâché avec son frère ou sa sœur ! ». Le non-jugement, c’est une autodiscipline invisible d’absences de ressentiment, d’amertume et d’animosité. Cette attitude évitera de blesser les autres dans nos interactions car ils sentent instinctivement quand on les juge, quand on se pose en moralisateur, en donneur de leçons. Parle-nous de ton expérience de vie d’un croyant marqué par « Ne jugez pas et vous ne serez pas jugés ! »

HdT : Krisnamurti disait : la plus haute forme d’intelligence humaine est la capacité d’observer sans juger. Pour s’approcher de la vérité en toute chose, il faut d’abord faire appel à la logique, aux faits, au raisonnement. Mais beaucoup préfèrent jouer avec les émotions, parce que c’est utile pour s’imposer devant des gens instruits. En matière d’éthique ou de sagesse, la responsabilité des gens de pouvoir (économique ou politique), est écrasante. Nul n’est plus indigne que celui qui abuse des talents intellectuels que ses professeurs et la société ont fait fructifier. Jésus disait : « bienheureux les pauvres en esprit, car le Royaume des cieux est à eux ».

AB : Quel que soit notre niveau de richesses matérielles ou intellectuelles, le non-jugement concerne tous les hommes dans toutes les circonstances de la vie, car si nous jugeons l’autre, même d’un simple regard, il le sentira. Par exemple, les médias font toute une histoire de la qualification de terroriste pour une personne ou une organisation ou de génocide pour une guerre. Mais elle implique de juger des intentions des protagonistes, je ne peux pas les suivre. Je constate les actes semant la terreur et je réfléchis à la manière de les prévenir. Quant à Dieu, Il n’est pas un Juge, Il a sacrifié Sa Puissance de punir à Son Amour. Il patiente.

5 La non-indifférence, une éthique d’amour

AB : Nous vivons dans un monde terriblement agité ou les injustices sont flagrantes. Il est très difficile de trouver la bonne mesure dans ce que les chrétiens appellent la charité et les athées la fraternité. Pour la pratique de l’aumône, le Coran conseille : « Que ta main ne soit ni trop ouverte ni trop fermée ». Nous ne pouvons porter tout le malheur du monde, mais nous ne pouvons passer notre chemin et ne nous occuper que de protéger notre petit bonheur personnel. Comment gères-tu dans ta vie ce sujet délicat ?

HdT : Charity begins at home, disent les Anglo-Saxons. Aucun de nous n’a la responsabilité du monde. Mais chacun de nous a celle de rendre un peu moins rude la vie des gens alentour, autant que faire se peut. Je fais souvent ce rêve. Que chacun sur terre ne conclue jamais un entretien sans avoir fait en sorte que son interlocuteur soit, immédiatement ou plus tard, un peu plus heureux, ou un peu moins malheureux.

AB : Je vais souvent dans une rue piétonne très passante de Bordeaux, seul avec mon petit flyer avec un lien vers ce blog et je regarde les passants en leur montrant le recto avec une création visuelle de mon fils. Le titre actuel est « La Parole est Lumière ». La plupart des passants sentent quand on les regarde, beaucoup font ou ébauchent un sourire, les enfants me regardent avec attention. Certains tendent la main pour avoir un tract, parfois s’arrêtent pour échanger quelques mots. Je pense qu’ils sentent que je les regarde sans jugement ni arrière-pensées. Ce n’est pas grand-chose, mais cela me permet de sortir de ma tanière et d’aller vers le prochain, l’inconnu et de partager un instant de complicité fraternelle.

HdT : Sœur Emmanuelle aimait à dire : plus on descend les échelons de l’échelle sociale, plus les gens sont généreux. Quand elle quittait Le Caire pour venir à Paris, elle s’étonnait toujours de voir les Français si tristes dans le métro, alors que les Égyptiens des bidonvilles, qui ne possédaient rien, qui vivaient au jour le jour, riaient sans cesse de bon cœur ! Le plus important, c’est d’aimer et respecter profondément la vie, autrui, soi-même. Augustin d’Hippone a tout résumé par : « Aime et fais ce que tu veux ». Nulle inclination faite par l’amour ne peut être vraiment mauvaise. L’intention charitable justifie tout.

6 La non-peur, une éthique de résilience

AB : Nous arrivons maintenant à deux thèmes évoqués dans les posts précédents. La non-peur est associable au sens latin du mot vertu, plus que jamais nécessaire dans un monde où l’intimidation est un outil utilisé sans réserve par les dominateurs et fauteurs de mal. La politique nous bassine avec ses discours sur la sécurité en nous prenant pour des pleutres. Qu’en penses-tu ?

HdT : La peur est un instinct. Elle est une force très utile pour discerner les dangers. Mais c’est une passion, comme la colère, l’envie, la jalousie, etc. Il faut apprendre à la maîtriser afin qu’elle ne vous paralyse pas, mais qu’elle vous fasse grandir. J’avais un ami, brillant ingénieur, qui s’est tué il y a une vingtaine d’années, sans doute à cause de tribulations financières. Peu avant de mourir, il avait écrit un livre, que je garde dans la petite bibliothèque de ma chambre à Paris. Son titre : « Peur – Pour en finir avec les lieux communs ». Sans doute, en écrivant, a-t-il voulu maîtriser sa peur d’entrer dans un monde nouveau. Peut-être, après avoir appris et enseigné comment vaincre la peur, a-t-il cru bon d’entrer dans l’éternité pour son bien, mais aussi pour le bien de tous.

AB : Rien dans la Bible ni le Coran n’interdit le suicide, cela fait partie de nos libertés fondamentales et nous sommes seuls aptes à juger des conséquences de cette décision personnelle. Mon post 85 parle de la peur instinctive et salutaire et de la peur de l’au-delà, mais au-delà de l’éthique personnelle de non-peur, je pensais aussi à la nécessité de se bétonner face à la propagande anxiogène des pouvoirs de toute nature.

HdT : J’ai été conseiller technique d’un ministre. J’ai compris que les dirigeants des nations vivaient constamment dans la peur : peur des foules hostiles, peur des médias agressifs, peur des juges inquisiteurs, peur des mauvaises décisions, etc. Cette peur politique grandit décennie après décennie au fur et à mesure que les médias et les réseaux sociaux se renforcent. La violence verbale devient dangereuse. Beaucoup ne la voient pas, car cette violence se cache le plus souvent sous des affirmations éthiques et la propagande étatique.

7 La non-violence, ahimsa, une éthique de résistance dans l’action

HdT : Les humains mobilisent une incroyable violence pour maintenir l’ordre : police, justice, prison, armée, etc. Une difficile question pour les darwiniens : pourquoi la sélection naturelle a-t-elle engendré l’Homo sapiens, une espèce si violente envers elle-même comme envers son environnement ?

AB : L’intelligence situationnelle est incontournable pour agir de manière juste. Dans le contexte de la France contemporaine, que pouvons-nous dire ?

HdT : Faire du mal à autrui, c’est toujours, toujours croquer le fruit défendu. La guerre juste est un principe absurde et cruel. Gandhi a montré que la non-violence était la seule règle de vie qui soit fondamentalement juste et efficace. Je sais bien que la guerre est parfois inévitable. Mais tout doit être fait pour l’empêcher, pour apaiser les haines, pour renouer les liens brisés. C’est le devoir suprême des gouvernants. La Deuxième Guerre mondiale aurait-elle pu être évitée ? C’était l’avis de Winston Churchill qu’il explicita dans ses dialogues avec Roosevelt.

AB : Nous sommes bien en phase, mon post 87 parle de la possibilité de vaincre la guerre. De nos jours en Europe, la violence symbolique et la violence verbale deviennent-elles une menace plus réelle que la violence physique ?

HdT : Qu’est-ce qu’un ennemi ? On disait parfois à Mohandas Gandhi qu’il était des gens fondamentalement mauvais. Ce à quoi il répondait : je ne sais pas, car pour ma part, je n’ai jamais rencontré de telle personne en toute ma vie ! Il est bien sûr des personnes dont je n’aime pas le caractère, ou le physique, ou une attitude, ou tout autre chose. Mais il est une passion que je ne connais pas : la haine. Il ne faut jamais juger une personne, mais seulement ses pensées, ses paroles ou ses actes. Ne jamais confondre ses expressions avec son essence. Qui blâmerait la conscience d’un malade en plein délire ?

Quand j’entends à la télévision un géopoliticien appeler à la guerre, je repense toujours à la parole de Jésus. Même torturé à mort par ses bourreaux, il trouve la force de dire : « Père, pardonne-leur, car ils ne savent pas ce qu’ils font ». Un vieil auteur chrétien prononça aussi cette belle parole vers110 de notre ère : Celui qui prétend vivre dans la lumière, tout en haïssant son frère, se trouve encore dans l’obscurité.

AB : On la trouve en 1 Jean 2. 9. Notons que les écrits attribués à Jean, Evangile, Apocalypse et épitres sont historiquement peu fiables, mais l’esprit qui s’en dégage est pacifique.

8 Une vertu pour résister au mal

AB : On associe souvent au thème de l’éthique celui des vertus. Le philosophe athée Comte Sponville propose une liste de 18 vertus. La Parole de 1974, 28/15, en parle dans un singulier englobant « Heureux sont-ils à cause de leur vertu car ils connaîtront Dieu ». Le Coran parle d’écarter ce qui est blâmable sans entrer dans les détails.  Peux-tu partager quelques réflexions sur la ou les vertus ?

HdT : « Les passions dominées sont vertus » (Pascal). La vertu première : ne faire de mal à quiconque, faire du bien si l’on peut, s’efforcer d’aimer toute l’humanité, avoir la plus grande attention aux difficultés de toute personne plus faible que soi. Apprendre à connaître et aimer les animaux et les plantes aide à développer son amour de l’humanité. Il y a aussi le pardon. Nos contemporains n’en parlent presque plus. Car c’est une vertu impopulaire. Quand un mal est accompli, le peuple crie vengeance. Le faucon terrasse alors la colombe. Le sage passe pour un fou.

AB : Le pardon est fondamental dans les enseignements prophétiques. Jésus disait « Avant de prier, pardonne d’abord à ton frère, va te réconcilier avec lui ». On ne peut prier si on n’a pas pardonné à son prochain, c’est-à-dire à tous. Toutes les sourates du Coran commencent par la racine RHM dont un des sens est le pardon.

HdT : Comme l’affirme l’Imitation de Jésus-Christ, il ne faut jamais nuire. « Pour nulle chose au monde ni pour l’amour d’aucun homme, on ne doit faire le moindre mal ; on peut quelquefois cependant, pour rendre un service dans le besoin, différer une bonne œuvre ou lui en substituer une meilleure. »

AB : Ta citation montre la profondeur de tes racines chrétiennes. Chaque circonstance peut nous poser un cas de conscience.

HdT : Il faut s’efforcer de se parfaire toute sa vie, aiguiser ses capacités d’analyse et amplifier ses connaissances, mais aussi dompter ses passions car elles obscurcissent toujours le chemin de la vérité et de la bonté. Ainsi dit Bouddha : « Celui qui est le maître de lui-même est plus grand que celui qui est le maître du monde ». Faire progresser l’éthique, c’est d’abord donner en exemple les actes de sa vie. « My life is my message » répétait Gandhi. Enseigner l’éthique sans chercher soi-même à être vertueux, c’est une farce !

Les médias d’information mériteraient un autre débat entre nous. Car les défauts et fautes des plus grands organes de presse, en tout pays, exigent une nécessaire révolution. Cela est loin d’être sans lien avec l’éthique ! Je crois que la réforme attendue viendra des réseaux sociaux et de l’intelligence artificielle pour présenter avec justesse, sans propagande, les faits et opinions. À cet égard, j’observe avec intérêt la réforme entreprise par Elon Musk avec le réseau X. Ainsi la correction des erreurs et biais par les internautes eux-mêmes, sans censure ni intervention des élites et autorités officielles, est-elle un moyen qui, me semble-t-il, commence à faire voir ses bons effets.

AB : Je tiens à te remercier chaleureusement pour m’avoir accordé du temps pour ce premier dialogue. Nous avons du pain sur la planche pour nos échanges futurs, les médias et l’I.A.

HdT : Internet et l’IA sont en train de changer complètement la connaissance : son progrès comme sa diffusion. Chacun peut accéder librement, et souvent gratuitement, à toutes les sciences. Comme l’a dit le regretté philosophe Michel Serres : « Quand vous avez le portable à la main, vous avez à la fois toutes les informations possibles, tous les gens accessibles, par conséquent vous tenez en main presque le monde… Je ne connais pas d’empereur dans l’histoire qui puisse dire la même chose. » Voilà qui changera la démocratie de fond en comble, et partant la gouvernance de l’éthique.

AB : La démocratie est une des catégories de mon blog avec de nombreux posts approfondis comme le post 71, republié sur la page de l’académie de l’éthique https://www.linkedin.com/pulse/l%C3%A9thique-de-la-discussion-en-d%C3%A9mocratie-academie-ethique/

A bientôt, ami.